L’irrésistible ascension du Parti des Ombres

Une fois de plus, la période électorale ne sera pas de tout repos à Sainte-Ormelune. Mû par des vols d’identité, simulations de délits et recels de scrutins, un vent de colère souffle aux quatre coins de la ville. En filigrane, une recrudescence de parasomnies coïncide avec l’avènement du « Parti des Ombres », organisation politique aux frontières du rêve et de l’absurde.

Vote contre les ombres
Plus de 6000 électeurs ormeluniens sont appelés aux urnes les dimanches 12 et 19 juin.

Dimanche 12 juin, 14 heures. Sur la Place des trois fontaines, à la sortie des bureaux de vote, les conversations ne tarissent pas. Deux femmes âgées s’étonnent d’« un imprévu administratif », un père de famille déplore un « coup monté ». Plus loin, trois étudiants affublent la municipalité de divers noms d’oiseaux. Le ciel est dégagé, mais l’orage gronde. Pour en savoir plus, nous approchons un jeune homme, la trentaine et l’air morose, emmitouflé dans une polaire bleu marine. Il n’est pas d’ici. Nous l’appellerons Fabien. « Si je suis content d’avoir voté ? Ben non. J’ai les boules, en fait. Vous avez vu ce qui s’est passé, non ? Tout ça, c’est truqué. » Le visage fermé, il se détourne et s’en va. Nous le retenons par le bras pour lui demander des précisions. Fabien rougit, jette un coup d’œil circulaire. L’agitation autour de nous semble le mettre mal à l’aise. Aussi propose-t-il de nous emmener à l’écart pour répondre.

Quelques minutes plus tard, nous déambulons rue des Diables. Entre ses murs de pierre, Fabien nous fait promettre l’anonymat. Puis il vide son sac. « Ça m’emmerde, parce que j’ai pas pu voter. Le type avant moi a pris tous les bulletins de mon candidat et s’est barré avec dans l’isoloir. J’ai même pas eu le temps d’en prendre un », assène-t-il. « Sur le coup, j’ai rien dit. Moi, je suis pas une balance. Donner les gens comme ça, c’est pas dans ma nature. De toute façon, les bulletins, j’allais les retrouver dans l’isoloir en passant après lui. Enfin, c’est ce que je pensais. Alors j’ai pris mon enveloppe avec deux trois noms qui m’intéressaient pas pour… Bah, vous savez, pour faire comme si. J’ai laissé passer les autres en attendant que le monsieur ait fini, puis je suis allé me mettre dans la même cabine que lui. Sauf que dedans, ben, y’avait plus de bulletins. Rien. Niente. Nada. Le type s’était barré avec tous les papiers sur lui. »

Fabien, qui se dit « de gauche » dans une famille « assez conservatrice », évoque un tabou. « Chez nous, les sujets de discussion sont pas toujours très roses. Ça tourne beaucoup autour de la religion et du boulot, parfois de l’actualité et de la philo. Mes parents sont croyants, moi je l’ai jamais été. J’ai dû faire semblant pendant vingt ans pour leur faire plaisir, mais à l’intérieur, ça me tuait. Ils me voyaient avocat ou prof d’université, marié, avec des enfants à 30 ans. Le bilan, c’est que j’en ai 34, célibataire et au chômage. De toute façon, ils sont pas au courant… » Fabien fait un geste évasif et triste de la main. « Je leur ai toujours pas dit. Ma mère le prendrait mal, c’est sûr. Elle m’enverrait en cure. » Timide et réservé, le jeune homme reconnaît avoir en horreur la confrontation et le conflit. « Quand j’étais petit, on m’a toujours appris à me contenter de ce que j’ai. C’était à l’époque où on avait pas grand-chose, quand mes parents ont tout plaqué à Ainhoa pour s’installer ici. Maintenant ça va mieux, mais l’habitude est jamais partie. Alors m’afficher comme ça, devant tout le monde, en pointant du doigt le manque de bulletins, je peux pas. C’est au-dessus de mes forces. Déjà qu’à l’école, les exposés et travaux de groupe c’étaient ma hantise. Y’a rien à faire. De toute façon, presque tous mes problèmes sont dans ma tête et ça, aucun parti politique pourra jamais rien y changer », confesse-t-il. Déconfit par l’escamotage, Fabien choisira de voter blanc. Il n’est pas le seul.

Soixante-dix-sept des cent vingt personnes que nous interrogeons accusent également une pénurie de bulletins, mais seulement cinq d’entre elles ont déclaré être témoins d’un acte frauduleux. Selon les électeurs et la mairie, les listes les plus affectées par cette pratique punie d’un an d’emprisonnement et 15 000€ d’amende sont : l’Ascendance Populaire Ormelunienne (APO), le Mouvement pour la Sauvegarde du Val des Sylphes (MSVS), le Mouvement Citoyen pour la Cohésion Mondiale (MCCM) et l’Aube des Légendes (AL). Fait digne d’intérêt : il s’agit des quatre factions politiques données au coude-à-coude dans les sondages. Le MSVS cumule ainsi 37% d’intentions de vote, l’APO 32 % et l’AL 21%. Le MCCM, fraîchement établi dans le paysage politique ormelunien, revendique 10% des électeurs. Son programme, qui défend entre autres le « tirage au sort conjugal » pour lutter contre le célibat et « l’impôt à la carte » dans une optique de responsabilité individuelle, continue d’ailleurs de faire polémique.

Un sabotage soigneusement orchestré

Cruelle causalité : la délinquance électorale et administrative a bien failli pousser d’honnêtes citoyens à la délinquance tout court. Un exemple criant : celui de Priscilla1Le nom a été changé., 29 ans. Ulcérée par le sabotage, la jeune femme a harangué un attroupement d’électeurs de tous bords pour les inciter à investir la salle des fêtes et la « nettoyer de ses impuretés » de « fond en comble ». L’émeute naissante, bien vite dispersée par la police municipale, a causé quelques frayeurs. Nous cherchons l’instigatrice et croisons son chemin au retour du commissariat. « C’est une mascarade. La moitié des bulletins étaient des faux. Je connais les noms de tous les candidats de la commune et la plupart étaient pas là », fulmine cette impétueuse militante des Lunes ambrées. Son compagnon, à ses côtés, égrène un chapelet de jurons dont nous faisons grâce à nos lecteurs. « Sérieusement, c’est une honte. Vous pouvez demander à tous les gens dans le coin, ils vous diront la même chose. Un vieux a débarqué dans la salle en panique parce qu’un mec lui a volé sa carte d’identité. Ça a fait du grabuge et un type en a profité pour poser ses bulletins sur la table et se débarrasser des autres, ni vu ni connu. On a failli le choper, mais il a réussi à se barrer. » Pour fournir de l’huile à notre lanterne, nous visitons les cinq bureaux de vote de Sainte-Ormelune. Les assesseurs reconnaissent unanimement un stratagème d’une extraordinaire simplicité. Ils nous le décrivent.

Selon leur version, deux individus ont pénétré dans chaque bureau de vote le matin à l’ouverture, entre huit et neuf heures. Le premier, en simulant un malaise ou en bousculant un autre électeur, effectue une diversion que met à profit son complice pour saisir une pile de bulletins, la ranger discrètement dans une poche de son manteau et lui substituer de faux exemplaires2D’après une autre version, les délinquants conserveraient les faux bulletins enroulés dans leur manche et renverseraient intentionnellement les piles de bulletins pour les reconstituer en y mêlant les contrefaçons.. Marie*, qui a pris l’un des malfaiteurs en flagrant délit, n’a pourtant pas réagi. « Moi, j’ai vu une vieille dame qui est venue changer les bulletins, elle avait l’air de savoir ce qu’elle faisait, ça m’a pas choquée. J’ai cru que c’était l’une des responsables du bureau de vote qui venait réparer une erreur. Jamais j’aurais deviné que c’était pas le cas ». Victor* aussi a préféré le silence à la dénonciation de la fraude, bien que ses raisons soient différentes. « Allez, sans rire. Je suis supposé faire quoi ? Gueuler un truc du genre : « vous pouvez remettre des bulletins A. L. sur la table parce qu’il y en a plus et que je peux pas voter s’il vous plaît » avec trente ou quarante personnes dans la salle ? » Notre interlocuteur éclate de rire. « Mais vous déconnez. Je sais que mes opinions sont controversées, pas besoin en plus de me faire ostraciser. « Allez voter » qu’ils disaient. « Vive la démocratie » qu’ils disaient. Ben voyons ! »

L’abondante quantité de faux bulletins retrouvés sur les tables de décharge et dans les isoloirs est jugée « préoccupante » par 100% des électeurs interrogés. « Nous avons constaté l’ingérence de personnes extérieures dans la phase de publipostage et le processus électoral », confirme Laure Descharmes, membre du Conseil municipal. « Il faut dire qu’avec une syncope, un vol à la tire, un AVC et deux bagarres en l’espace d’une heure et demie dans les cinq bureaux de vote, on s’est douté que quelque chose ne tournait pas rond », énumère-t-elle. La mairie a saisi le parquet pour enquêter sur ce sabotage dont la préméditation semble patente. Impossible en revanche d’évaluer le nombre de scrutins gâtés par les vols et contrefaçons. « Personnellement, j’ai voté Bob l’éponge », s’amuse un retraité, ancien communard. « Ce scandale, c’est pas si mal. Ça va faire passer un message aux politiques, leur rappeler que leurs candidats cassent pas des briques. Vous me croyez pas ? Citez-moi un seul d’entre eux qui sait marier l’écologie à la sécurité. J’attends. ».

À l’heure actuelle, aucun des prétendants de Sainte-Ormelune à l’Assemblée nationale ne s’est encore prononcé sur l’affaire. Seul Gael, président de l’Association des Enfants de la Lune, théoricien et co-fondateur de l’Aube des Légendes, a publiquement appelé à l’apaisement et à s’en « remettre aux autorités ». M. le Maire a pour sa part dénoncé des « travers dans l’action électorale » et s’est ému d’une forme de délinquance « inhabituelle à Sainte-Ormelune » tout en certifiant que « la lumière sera bientôt faite sur ces évènements ».

Abstentionnistes le jour, activistes la nuit

Florine Mandier, Georges Mach, Étienne Milhaud, France Lalande, Yasmine El Fassi… une myriade de noms sans visage ont envahi les bureaux de vote de la ville. « Paprika », la seule machine à voter encore en service dans le 3e bureau de vote et dont le M.S.V.S réclame la mise à la retraite depuis 2012, aurait également été victime de manipulations illicites par un individu muni d’aimants et d’une carte électromagnétique, mais la rumeur ne semble pas fondée. À l’inverse, la multiplication de propagande électorale non autorisée sur des abris-bus, dans le vestibule d’immeubles ou sur la vitrine de supermarchés est incontestable. Petit à petit, un dénommé « Parti des Ombres » a pris possession des espaces publics et privés pour présenter non pas un, mais une kyrielle de candidats. Cerise sur le gâteau ? Aucun d’eux n’est volontaire.

Pierre-Yvier, cabaretier à la retraite, n’en revient toujours pas. « Y faut qu’j’vous raconte. L’histoire, c’est qu’y a trois ou quat’ jours, j’pars acheter le journal chez mon pote Didier. Ça m’fait ma promenade matinale et pis j’en profite pour aller lire en prenant mon café au bistrot à côté. J’me balade tranquille, c’est huit heures et des brouettes, j’quitte à peine ma p’tite Suzette — Suzette, c’est le surnom de ma femme, parce que c’est la reine des crêpes — et j’ai pas fait cent mètres que là, à côté de la nouvelle supérette, vous voyez, celle qui vient d’ouvrir, ben devinez quoi ? J’vois ma photo sur un mur, mais une vraie photo sur une vraie affiche, comme pour les présidentielles, avec mon nom en-dessous. ‘Paramment, je candidatais aux législatives pour un parti du… des… Le parti des… Oui, le Parti des Ombres, c’est ça. Merci, m’dame. Alors pensez, quand je suis tombé sur c’t’affiche, ben j’ai cru à une blague. ‘Videmment. J’me suis dit : « P’tain, c’est un coup des gars d’chez Médé, ça ». Les gars d’chez Médé, c’est des copains d’enfance. Les meilleurs. On a tous grandi dans l’terroir, ici. Les 400 coups quand on était gosses, on les a faits et pas qu’une fois ! Bon, j’radote. Donc pour moi, c’tait une blague. Alors j’achète mon journal, direction le bar, j’arrive et j’gueule : « Alors chapeau les gars, là vous avez fait fort. Vous m’avez bien eu, je vous paie la tournée ! » Eux y sont tous au comptoir, y s’retournent, y m’regardent en fronçant les sourcils. « Mais qu’est-ce qui nous chie, lui ? », « T’es cuit à huit heures, Pierrot ? ». Alors je leur explique tout, mais y m’croient pas. On sort du bistrot, y s’marrent toujours, pis j’leur montre l’affiche et y sont tous là, bouche bée, à m’faire des yeux ronds. Pis y’a Jean, c’est un copain, qui m’regarde et m’dit, très sérieux : « T’ain, Pierre, c’marrant parce que mon gendre aussi y s’est retrouvé sur des affiches et il a même reçu des pubs chez lui avec son nom et sa tronche dessus. ‘Tention mon Pierrot, c’pas clair, tout ça. » Voilà. V’rendez compte ? C’tait pas de la blague. Des gars m’ont vraiment affiché sur la place publique. Bon ben, moi, j’ai porté plainte, hein. Hé, faut pas déconner. Mais j’ai quand même payé la tournée. Les copains, c’est sacré. »

Abstentionniste de longue date, « parce que la politique, c’est de la blague », Pierre-Yvier fait partie des nombreuses personnes dont l’identité a été usurpée pour promouvoir un parti politique nébuleux. Catherine Myers, coiffeuse franco-américaine résidant à Sainte-Ormelune depuis 2015, ne s’est jamais non plus réellement intéressée aux élections. Un jour, l’une de ses collègues la prévient qu’un compte Twitter et un compte Facebook arborant son nom et sa photo publiaient chaque jour, entre trois et cinq heures du matin, des messages « bizarres », « glauques » et « dangereux » « à forte teneur politique ». Chacun comptait près de dix mille abonnés. Sans hésiter, Mme Myers porte l’affaire devant la justice. Mais au bout de deux semaines, elle se rétracte et abandonne les poursuites. « Un ami qui s’y connaît m’a dit que l’adresse IP des messages publiés était la même que la mienne », affirme-t-elle. « Ça veut dire que la personne qui se faisait passer pour moi était à ma place, dans mon bureau et utilisait mon ordinateur avec mes identifiants ! Le truc, c’est que mon mari ne touche jamais à mon ordinateur et qu’il n’y a jamais eu d’effraction chez nous. Juste un cambriolage en 2013 ou 2014 et c’est tout. » Pour déterminer l’identité du responsable, Mme Myers achète et dissimule deux minicaméras autour de la table de manière à démasquer l’imposteur.

Quarante-huit heures plus tard, le coupable est pris sur le fait. Elle nous montre l’enregistrement. « Regardez. Il fait noir, rien ne bouge, et là, à quatre heures treize du matin, la porte s’ouvre… doucement. Une silhouette entre dans le bureau, sans se presser, elle s’assoit devant l’ordinateur. Vous remarquerez qu’elle allume même pas la lumière. On voit que ses mouvements sont lents, cassés, pas naturels du tout. Moi, ça me fait peur, tout ça. Et quand l’écran l’éclaire… Voilà. C’est mon visage. Depuis le début, c’était moi. Je suis là, en tenue de nuit, je tape sur le clavier comme un zombie. Mon Dieu. Non mais vous avez vu mes yeux ? Injectés de sang. Ils clignent jamais. Et j’ai l’air de savoir ce que je fais, en plus ! Je tape sur le clavier comme un automate. Là, je suis sur… Facebook, non ? J’écris à des gens… je sais pas quoi. On voit des images, il y en a qui me répondent. Mon Dieu. Non seulement je suis somnambule, mais en plus je fais de la propagande en dormant. Mais vous vous rendez compte ? »

Émissaire des ombres
L’une des affiches non autorisées répandues à Sainte-Ormelune, ultérieurement détruites par la mairie.

« J’ai l’impression d’être l’acteur d’un film d’horreur de série B. »

Paul Bennetier, lui, vient d’une famille de somnambules. Contrairement à ses parents et à son frère, dont les symptômes s’estompent avec l’adolescence, ses crises persistent au-delà de l’enfance. D’ordinaire, il en fait entre une et deux par semaine. « Avant, je m’en inquiétais pas. C’était très rare que je me fasse mal. En général, ça se limite à un tour dans la chambre, voire un aller-retour dans le couloir. Pas plus », se remémore-t-il. À l’exception d’une chute dans les escaliers à 16 ans et d’une brûlure au second degré causée par la manipulation involontaire d’une table de cuisson la veille de son mariage, ce commerçant originaire de Fréjus s’accommode bien de son trouble du sommeil. Initié très jeune à l’hypnose, M. Bennetier s’offrait deux séances par mois pour diminuer la fréquence des crises. La méthode portant ses fruits, il passe à un rendez-vous mensuel, bimestriel, trimestriel, puis cesse définitivement les consultations en 2018.

Depuis peu, il cherche en urgence un nouveau professionnel pour l’assister. « Je pensais que c’était du passé, mais les crises ont recommencé il y a plusieurs mois. Ces derniers temps, ça s’est accéléré. Je sors de la maison, je prends la voiture, ça va trop loin. Je mène une double vie et j’ai aucun contrôle dessus, ça me terrifie. J’en peux plus. » Désespéré par son activité nocturne, il confie d’abord à sa compagne le soin de fermer la porte de leur chambre et de garder la clé à un emplacement connu d’elle seule. La mesure est très vite abandonnée. « Il a sauté par la fenêtre pour atteindre le rez-de-chaussée. Deux fois », nous explique sa fiancée. « La première, il s’est foulé la cheville, la deuxième c’est la rotule qui a sauté. Vous imaginez, on a été bien en peine d’expliquer le pourquoi de l’accident aux urgences. »

Patron d’une petite épicerie, M. Bennetier découvre un soir en consultant sa messagerie électronique qu’il a postulé à plusieurs dizaines d’offres de mises sous pli de bulletins des candidats. Il n’en garde pourtant aucun souvenir. Pire : son téléphone portable aurait envoyé plusieurs centaines d’appels à des numéros inconnus et près de trente mille euros auraient été déposés sur un second compte en banque ouvert à son nom. L’argent est versé à diverses sociétés d’impression, d’alimentation, de logistique et de location d’entrepôts. « Mon conseiller me demandait ce qui se passait, d’où venait cet argent, je savais pas quoi lui répondre. Je savais pas. C’est comme si j’étais devenu secrétaire ou trésorier pour je ne sais quelle association, mais uniquement quand je dors. Maintenant, c’est ma compagne qui dort plus. Elle me dit que je lui fais peur. Vous m’avez regardé ? Moi, faire peur ? Voilà. On en est là. Qu’une chose en tête : vivement que je reprenne l’hypnose et que ce bordel s’arrête pour de bon. Parce que là… C’est plus tenable. C’est indécent. J’ai l’impression d’être l’acteur d’un film d’horreur de série B. »

Épouvantable, cette épidémie de parasomnies ? M. Jeanne Mianney, paisible retraitée, autrefois employée de l’office du tourisme de Sainte-Ormelune, ne soutiendra pas le contraire. « J’ai cru que j’allais mourir. Oui, « mourir ». À mon âge, faut pas grand-chose… Un choc pour que le cœur explose. C’est humiliant d’être fragile comme ça, mais c’est la vie. Quand j’étais petite, avec ma maman, on habitait à côté d’une caserne. J’y allais toutes les semaines pour prendre les garçons au bras de fer. Et je gagnais. À tous les coups ! C’est grâce à ça que j’ai rencontré mon mari, figurez-vous. Bon, l’eau a coulé sous les ponts depuis. Mon Roger est plus là, je suis toute seule chez moi. Alors je suis toujours heureuse d’accueillir la famille. »

Une nuit, alors qu’elle héberge son petit-fils pour le week-end, Mme Mianney, ne trouvant pas le sommeil, se réveille et descend à la cuisine se faire une tisane. En remontant, elle croit distinguer des bruits de pas dans la chambre de l’adolescent. Elle frappe, une, deux, trois fois, sans recevoir de réponse. Déconcertée, la retraitée ouvre la porte mais ne distingue rien dans la pénombre de la pièce. Elle allume le couloir et surprend son petit-fils au milieu de la chambre, occupé à couvrir le sol de symboles obscurs. « À trois heures du matin ! Debout à trois heures du matin, en train de dessiner des… des… sortes d’images effrayantes sur le parquet. Les rideaux, le papier peint, même ses draps, pareils. Gribouillés au feutre noir. Tous fichus. Tous. Ce qu’il dessinait ? Ça ressemblait beaucoup à des yeux. Des yeux ouverts ou fermés, de toutes les tailles. Des yeux qui pleurent, des yeux crevés, des yeux qui saignent, une horreur. Sur le coup, je me suis souvenu qu’il avait des cauchemars à cause d’un jeu qu’il faisait à l’école, mais il m’avait dit « Mamie, c’est fini, je vais mieux maintenant. » Et moi, je l’ai cru. Quelle idiote. J’ai crié : « Mais qu’est-ce que tu fais, petit malheureux ? Tu as perdu la tête ? » Et il s’est retourné pour me regarder avec son feutre à la main, mais j’avais l’impression qu’il ne me voyait pas, parce qu’il regardait au-dessus de moi. Et il m’a parlé. Il a dit : « Mamie, je dois me réveill… » Non, non, plutôt… Attendez, ça va me revenir. Il a dit : « Mamie, laisse-moi finir ou les autres me laisseront pas me réveiller. » Les autres ! Et il a continué son dessin. Mais j’ai pas reconnu la voix de mon petit-fils. C’était pas la sienne. C’était haché, mal articulé, ça sortait de la gorge, mais pas du cœur. Et ses yeux ! Ils étaient révulsés, ils roulaient sans cesse, ils louchaient en haut, vers le plafond. Ça lui faisait des yeux blancs, des yeux vides. Je voyais bien que c’était pas mon petit-fils. Quelqu’un d’autre avait pris sa place. »

L’adolescent, à son réveil le lendemain matin, ne gardera aucun souvenir des actes perpétrés durant la nuit.

Des accointances avec le MCCM ?

Surprise. L’autoproclamé « Parti des Ombres » était connu de quelques-uns bien avant que sa propagande n’envahisse les murs et ne déborde des boîtes aux lettres. Les confidences d’un haut responsable du Mouvement Citoyen pour la Coalition Mondiale laissent entendre des liens inavouables entre les deux organisations. Notre interlocuteur accepte de témoigner sous couvert d’anonymat. Sa silhouette voûtée, son front accablé de rides et les paupières qu’il garde ouvertes à grand-peine trahissent une âpre lutte contre le sommeil.

« Ça a commencé il y a plusieurs mois, quand je me suis réveillé tout habillé dans mon lit pour la première fois. D’habitude, je dors en sous-vêtement, ça m’a tout de suite fait tiquer. À côté de ça, il y a tous ces appels qui arrivaient sur mon téléphone portable entre deux et six heures du matin. Pour vous donner une idée, j’en reçois encore une moyenne de quarante par nuit. Ils durent quelques secondes, voire une minute. Pas plus. Ce qu’on se raconte ? Franchement, j’en sais rien. On laisse jamais de message. Jamais. J’envoie aussi des mails à mon insu. Ça, au moins, j’en ai gardé des traces. Les fichiers sur mon PC, aussi. Des schémas, des théories, des plans… Au total, l’équivalent de 80 pages Word. C’était hallucinant. Moi, le poète maudit, l’écrivain raté, devenu un genre d’idéologue, la tête pensante d’une formation politique de cinglés. Chaque matin, j’avais un rituel : j’allais sur mon ordinateur et je cherchais les nouveaux documents qui apparaissaient pendant la nuit pour les lire. Je ne pouvais pas m’en empêcher, parce que… C’était bien écrit. Trop bien écrit. Atroce, dégueulasse, pornographique, tout ce que vous voulez, mais terriblement bien écrit. Pas du tout mon style. J’ai fini par m’en débarrasser, parce que si je me faisais pincer avec ça sur mon ordinateur, ma vie était foutue. Pendant longtemps, j’ai cru qu’il y avait quelqu’un d’autre derrière tout ça. Le déclic, c’était ma santé. J’avais des migraines, des nausées, des vertiges, tout le temps. Mon corps ne se reposait jamais. Au boulot, je prenais la tête des collègues pour un rien, j’étais toujours à fleur de peau. Mon médecin m’a prescrit des somnifères, ils sont restés sans effet. Tout ça, c’est plus fort que nous. On prend part à des échanges, des missions, des réunions secrètes chaque nuit. On travaille beaucoup, malgré nous, pour développer un… programme, si on peut appeler ça comme ça. On met sur pied des manœuvres d’influence, des opérations coups de poing, on assure la collecte de fonds et de matériel, la gestion du budget. Personne ne sait comment les rôles ont été distribués à l’origine. On sait qu’il y a les théoriciens, les coordinateurs du mouvement, les porte-paroles sur les réseaux sociaux, les artistes qui fabriquent et impriment les affiches, les commandos, les « petites mains » pour le placardage et la distribution des tracts… On était presque une centaine, au départ. Le plus dingue, c’est que le matin, on ne garde aucun souvenir de ce qui se passe pendant la nuit ! Évidemment, ceux qui sont mariés, ceux qui ont un conjoint ou des enfants l’ont compris plus vite que les autres. La vérité, c’est qu’on était tous devenus somnambules un beau soir et qu’on créait un parti politique sans même le savoir. »

Notre interlocuteur, à bout de souffle, s’accorde une pause. Son visage est blême et ruisselant. Nous lui tendons un verre d’eau, puis un deuxième. « Merci. Être fatigué comme ça, vingt-quatre heures sur vingt-quatre, je vous jure que c’est tuant. Au sens littéral. On a eu des suicides à cause de ça. Au moins trois. C’était le mois dernier, ils ont craqué. Je vais rien vous apprendre, vous êtes journaliste. Mais on se connaît pas tous, il y a beaucoup d’inconnus dans l’équation. Un paquet d’entre nous n’ont jamais cherché à rencontrer les autres, même si on est tous liés dans notre sommeil, qu’on le veuille ou non. Tout ça, c’est plus fort que nous. Il y en a qui se sont faits mal, qui ont pris peur. Moi, c’est différent. Je voulais comprendre. J’ai rappelé une à une toutes ces personnes inconnues dans mon répertoire pour… ben, pour savoir. Pour les connaître. On échangeait nos indices, on menait l’enquête pour savoir ce qui nous arrivait. Ça m’a permis de sympathiser avec du monde, de faire de belles rencontres. Déjà que dans la vie, je suis un peu isolé… Ça m’a fait du bien. Surtout, j’ai fait la connaissance de notre… Non, je peux pas dire son nom. Oubliez ça. On s’est rapprochés les uns des autres et on a eu une idée. On s’est demandé s’il ne fallait pas mettre à profit notre réseau de somnambules pour fonder un vrai parti politique. Je veux dire un parti légal, sur lequel on aurait le contrôle, sur lequel on agirait sciemment. Après tout, si on a réussi à le faire en dormant, lancer un parti en étant éveillé devait être un jeu d’enfants. Par chance, on était nombreux et motivés. On avait des tonnes d’idées. Dans nos rangs, il y a beaucoup de gens déçus par la politique, qui votent pas ou plus, mais pas que. On a des vétérans de la droite, des militants de gauche aussi. On s’est donné rendez-vous plusieurs fois, on a choisi des élus, on s’est distribué les tâches et c’est comme ça que le Mouvement Citoyen est né. Et c’était pas facile. Les autres partis aiment pas trop la concurrence, leurs soutiens nous sont tombés dessus illico. Vous connaissez les Lunes vermeilles et les Lunes ambrées ? Eux, c’est des fous furieux. On a créé le MCCM parce qu’on trouvait les programmes traditionnels trop radicaux, et l’ironie, c’est que c’est nous qui sommes pointés du doigt par une partie de l’opinion publique parce qu’on serait trop « extrêmes ». En plus, qu’est-ce que ça veut dire, « extrême » ? On est pas toujours l’extrême d’un autre ? » Notre informateur est interrompu par une quinte de toux. Il réclame un troisième verre. « Depuis, ça s’est compliqué. Nos effectifs se sont divisés par deux, puis par quatre. Le Parti des Ombres nous fait trop de concurrence. Il vole notre sommeil, il vole notre corps, il vole… il vole notre vie. On est presque tous passés par la dépression, chez nous. Vous avez pas idée. Faut que les gens y pensent, avant de nous agonir. Et le pire, c’est le programme. Pas le nôtre. Enfin… Je me comprends. Dans notre sommeil, on a écrit des horreurs… Vous imaginez pas. Vous ne saurez jamais. Plein de gens du réseau ont coupé les ponts avec le reste de la communauté quand ils ont découvert le pot aux roses. Ouais. Tout ça, ça va mal finir. En tout cas pour nous. Ça va vraiment mal finir… »

« Imaginez un monde où aucun désir n’est illégal. »

Mais quel est donc le programme que survole ce partisan de la première heure ? À question simple, réponse délicate. Selon notre enquête, la majeure partie de la production intellectuelle du Parti des Ombres semble avoir été détruite par des particuliers ou des membres du MCCM. Avec raison. Les brochures diffusées par les somnambules-militants3À présent confisquées par la mairie. proposaient, entre autres, de graver dans la constitution le devoir de communier avec l’au-delà, d’apprendre à l’école la lecture des rêves, d’abaisser la majorité sexuelle à un an, de légaliser l’anthropophagie et le mariage avec des animaux, de « rétablir » les sacrifices rituels et de « poursuivre » la mutilation de bétail. Un aperçu qui se passe de commentaires. Lukas Mikmann, politologue et maître de conférences à l’Université de Sainte-Ormelune, s’est fait envoyer un brouillon du programme par l’un de ses étudiants, sujet lui aussi à des parasomnies. M. Mikmann déclare avoir aussitôt détruit le document. « Vous ne manquez rien. C’est au mieux une satire des idéologies révolutionnaires, au pire les élucubrations obscènes d’un cerveau malade. Imaginez un monde où aucun désir n’est illégal. Voilà. C’est ça, le Parti des Ombres. Je ne veux même pas savoir où ils sont allés pêcher des idées pareilles. Même dans mes rêves les plus fous, je ne trouverai jamais rien de tel. » En tout cas, nous le lui souhaitons.

Mise à jour : Jérémy Renoir, dernier porte-parole en date du Ministère des Ombres, des Noctambules et de la Vie Outre-Ciel, a vilipendé les « coups bas électoraux » tout en appelant à une « saine compétition d’esprits éclairés » pour « représenter dignement Sainte-Ormelune » [à l’Assemblée nationale].

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