Notre histoire ou la fondation de Sainte-Ormelune
Une mission politique et scientifique
Sainte-Ormelune ! Plus que le berceau des brûlants secrets et froides légendes que l’on connaît aujourd’hui, notre ville est l’héritière d’une histoire riche et mouvementée. Tout commence par un homme, M. Jean-Paul Mélion de Chesnes, envoyé dans le Val des Sylphes en 1894 par M. Sadi Carnot, président de la République française. Vétéran de la Guerre franco-prussienne, ancien consul de l’Inde française et explorateur des terres australes, Chesnes passe pour le plus capable des agents de l’État. Figure de la Commission d’Enquête pour la Biocénose Anormale, société d’étude des phénomènes naturels rares créée à Paris en 1819, sa qualité d’aventurier et d’érudit le mène à la tête de l’organisation en 1895. Nombre de géographes, ethnologues, médecins, chimistes, physiciens et militaires sont déployés à ses côtés pour prélever des échantillons et approcher les espèces fabuleuses d’une vallée méconnue où le Soleil semble ne jamais se lever. Des camps sommaires sont d’abord montés puis, sous la nécessité d’une entreprise à long terme, se transforment peu à peu en un village fourmillant d’activités scientifiques : le « Complexe 128 ». Si l’existence du lieu est à l’origine classée secret d’État, les membres du personnel en récompense de leurs efforts obtiennent dès 1898 l’autorisation d’être rejoints par leur famille. Jean-Paul de Chesnes baptise la ville naissante en l’honneur d’une ancienne légende locale…
Entre l’ombre et la lumière
À l’aube du XXe siècle, les registres sont formels : la population de Sainte-Ormelune stagne à 3 200 âmes. M. de Chesnes s’en inquiète : la présence constante de la nuit influe défavorablement sur le moral des habitants. Les cas de mélancolie, d’anxiété, de dépression se multiplient et l’émerveillement d’un clair de Lune éternel cède le pas à l’appréhension de ne jamais revoir le jour. Départs précipités et suicides en série menacent la survie de la commune. En réponse, les autorités se décident à restreindre les déménagements et encourager la venue de la population par la promesse d’un emploi et d’une résidence. Hélas, les sombres nouvelles ont déjà traversé la France de long en large et atteint les confins de l’Europe ; pour chaque curieux que Sainte-Ormelune attire, la ville en fait fuir trois. Ses champs de roche lunaire et sa faune hors du commun, délicate à capturer et plus encore à apprivoiser, suscitent un intérêt mitigé (cf. « Incident de 1900 »). Des crédits sont toutefois accordés pour l’étude des propriétés curatives des eaux thermales de Sainte-Ormelune, rendues fameuses par la guérison des yeux d’un infirme et le rajeunissement inexpliqué d’une centenaire. Soutenue par une formidable campagne publicitaire, la ville connaît un engouement touristique qui amorce son essor économique et social.
Mais les espérances de prospérité s’effritent en janvier 1910, début de l’« Année noire », lorsqu’une affaire étrange entache le blason de la ville. Une épidémie de fausses-couches et d’enfants mort-nés — plus de mille cas en sept mois — accable Sainte-Ormelune sans que le moindre indice quant à sa provenance soit identifié. Du matin au soir, les hôpitaux se remplissent de parents endeuillés ! La gestion de la ville est de surcroît violemment critiquée par la presse qui dénonce une gabegie et les contradictions éthiques qui menèrent à la création de la commune. Pour la seconde fois, le gouvernement envisage de placer Sainte-Ormelune sous tutelle. Assailli de toute part, M. de Chesnes appelle à son secours un ancien ami et prédicateur émérite, le père Julien Gabrel, qui plaide la cause de Sainte-Ormelune devant le Parlement. Son éloquence emporte l’adhésion des sénateurs et députés qui maintiennent, conformément au vœu des Ormeluniens, M. de Chesnes à son poste de maire. L’autonomie de la ville est officiellement signée en décembre 1910 et la tragédie prénatale s’éteint en février 1911, sans jamais que la lumière ne soit faite dessus. Pas d’effusions ni de réjouissances toutefois, car l’homme d’Église appelle à la prudence : l’un de ses plus mémorables sermons, prononcé le 28 juillet 1912, met les villageois en garde contre une vague belliciste qui engloutit le monde. L’Histoire donnera raison au Père Gabrel avec deux ans et deux jours de retard.
Trop saints pour la guerre ?
Leur exposition continue au ciel nocturne dote les habitants de Sainte-Ormelune d’attributs inhabituels : un teint extraordinairement pâle, de larges pupilles pour mieux y accueillir la lumière, et une silhouette svelte, possible conséquence de leur alimentation. Les nouveau-nés héritent en plus d’une chevelure oscillant entre le châtain clair, le blond platine et le blanc, mais aussi d’yeux grands ouverts et scintillant comme deux perles d’azur. Ajoutons à cela une tendance à la distraction, à la désinvolture et à l’aménité sans commune mesure avec le reste de la France et le portrait est peint. « La Ville-qui-ne-veille-jamais enfante de singuliers habitants ! » écrit l’ethnologue Denis Vicard en préambule de son Traité des mœurs de nos régions reculées. Il s’amuse notamment, lors de son séjour à Sainte-Ormelune, de la coutume des pêcheurs locaux à pratiquer l’astronomie entre deux prises fructueuses à l’aide de télescopes installés au bord du lac pour l’occasion. Sous sa plume naît le « Sélénisme », qu’il définit comme l’ensemble des caractères moraux et physiques propres aux Ormeluniens. Le mot dans la presse scientifique rencontre peu d’échos et pourtant ! Aucun des résidents du Val des Sylphes n’est appelé sous les drapeaux en 1914 en raison de leur condition physiologique, tant leur extrême sensibilité à la lumière solaire est patente. Un invincible amour du pacifisme, aussi, n’y est peut-être pas étranger. Seules des tâches administratives et manufacturières sont confiées aux habitants de la ville, qui se spécialisent dans la fabrication de balles et d’obus constitués de génite, pierre endémique de Sainte-Ormelune aux étonnantes propriétés de fragmentation.
L’avènement des « Générations célestes »
Le 7 décembre 1916, revers de fortune. Le gâchis humain engendré par les batailles de Verdun et de la Somme fait revenir l’État français sur sa décision : Sainte-Ormelune est tenue de fournir un contingent de soldats pour contribuer à l’effort de guerre. 400 Ormeluniens entre 20 et 49 ans sont aussitôt envoyés au front les yeux bandés puis progressivement découverts afin de les accoutumer à la lumière. Parmi les appelés, 41 exercent la profession d’infirmiers ou médecins, 37 servent de brancardiers et 18 d’artilleurs, 9 intègrent le génie. C’est une hécatombe : seuls 64 d’entre eux regagnent le Val des Sylphes en 1918. Le bilan humain de l’infanterie est encore pire : sur les 295 partis au front, 8 Poilus reviendront, la peau brûlée, le visage mutilé, la mémoire souillée d’indicibles atrocités…
Bouleversés par les témoignages des survivants, les Ormeluniens se récrient comme tant de Français contre l’injustice de la guerre. « Plus jamais ça ! » murmure-t-on, blottis les uns contre les autres sous chaque toit. « La der des der ! » jure-t-on encore solennellement en guise de formule propitiatoire. En réponse aux horreurs de la tragédie qui défigura leurs aînés et confisqua tant de vies, la jeunesse choisit de sortir, de jouer, de danser sur la place publique au milieu des lucioles et au son des flûtes-vives. Une extraordinaire culture du divertissement se développe alors à Sainte-Ormelune, motivée par une douce innocence, véritable amour de l’instant présent, érigée en rempart contre un passé innommable et un futur incertain. Les anciennes générations, surprises et émues, s’indignent de la frivolité de leurs héritiers. « Ces têtes pleines d’air ne pensent qu’à boire et bramer ! » gronde le successeur de M. de Chesnes, Pierre Delange. Le Père Gabrel tempère son jugement : il est temps de montrer le Val des Sylphes sous ses plus beaux atours. La France entière elle aussi au lendemain de la guerre a besoin de se divertir et pourrait bien à Sainte-Ormelune accourir…
Gaieté, insouciance et poésie sont les maîtres-mots de la ville pendant les Années folles. Loin d’être épargnés par la fureur de vivre, Ormeluniennes et Ormeluniens puisent dans leur isolement le besoin de cultiver le goût des arts tout en s’abîmant dans l’euphorie. On se plaît à composer des odes et des romans, des sonnets et des fables ; il s’agit d’écrire et d’inventer, de forger la légende du royaume de la nuit pour qu’il puisse compéter avec les plus grands : Ys, Marseille, Avalon et peut-être Paris. En 1919 éclot justement une tradition inspirée d’une ancienne coutume médiévale : l’élection de la Sibylle de Sainte-Ormelune, jeune fille nimbée de grâce et de vertu, supposée veiller sur le Val des Sylphes aussi longtemps qu’elle vit. Flore Kahedine est la première à se voir couronner du titre ainsi que d’un diadème de bruyères, de roses pâles et de cosmos-au-lait. Parmi les nombreuses rumeurs qui l’entourent, certaines affirment que l’influence de la Sibylle tient la grippe espagnole à l’écart de la vallée, car le fléau mondial en effet n’y pénétrera jamais. Longue vie à la reine !
De majestueux feux d’artifice crépitent chaque jour et des concerts fleurissent chaque heure sur la Place Grande-Étoile pendant l’entre-deux-guerres. Hôtels, restaurants, stations thermales affichent complet ; l’affluence est telle qu’on est même contraint de refuser des gens. Mais les familles locales, touchées par l’intérêt inopiné de leurs compatriotes et de lointains voyageurs pour leur patrimoine, se proposent d’offrir le gîte et le couvert dans leurs « maisons d’hôtes », gravant l’hospitalité dans les mœurs ormeluniennes. M. Delange s’en réjouit : les festivités battent leur plein et triomphent de la réputation sulfureuse de la ville. 100 000 visiteurs étrangers sont ainsi accueillis dans la commune entre 1919 et 1939. Un exploit immense pour une si petite région ! Les nouvelles générations, supposées légères et frivoles, la tête dans le ciel et les pieds au-delà du sol, ne se soucient guère de l’ombre menaçante qui survole l’Europe et approche la France dans un silence de mort.
Le Grand Désenchantement
Tous les Ormeluniens ne goûtent pas les symphonies et danses aériennes qui bercent la ville. C’est notamment le cas de Xavier Jura, 17 ans, fils d’un négociant en vins picard, connu pour sa timidité et sa discrétion, qu’une blessure causée par un tesson condamne à vivre reclus chez lui. Si la plaie est anodine, elle laisse toutefois Jura pantois : le fluide qui en suinte, argenté et brillant comme du mercure, semble une horrible hallucination. Pourtant le jeune homme se refuse à chercher de l’aide et préfère dissimuler la blessure dans un bandage. Stupéfaction encore ! Malgré les jours qui passent, l’entaille ne cicatrise pas. Sa famille le constate bien vite et s’en angoisse, acceptant à contrecœur les supplications du fils qui fait promettre à ses parents de n’en rien dire, terrifié à l’idée de devenir un cobaye de laboratoire ou la coqueluche des journaux. Mais au fil des semaines son attitude change : d’abord irascible et fantasque, des accès de mégalomanie et dépression achèvent de le rendre méconnaissable. La mère, à bout de forces, se décide à chercher du secours.
Médecins et pharmaciens, piqués de curiosité, se succèdent au chevet où gît le garçon, consumé par la fièvre. Alertée, la municipalité recommande une mise en quarantaine, impose la confidentialité et espère une prompte guérison : la nouvelle pourrait s’ébruiter et déposséder Sainte-Ormelune de ses résidents. Hélas ! Le secret, victime de l’indiscrétion d’un voisin ou de la langue bien pendue d’un infirmier, finit par alimenter la rumeur au cours d’une soirée arrosée, et voilà que la foule se déplace en fanfare au domicile des Jura, se pressant aux fenêtres pour admirer celui que l’on surnomme « l‘Homme au sang d’argent ». Seule la police appelée en renfort parvient à disperser les fêtards, mais le mal de Xavier Jura demeure : pâle comme un linceul, les yeux révulsés, tremblant et brûlant de douleur, il souffre de déréalisation et d’accès de délires pendant lesquels, dit-on, le jeune garçon murmure dans une langue incompréhensible. On mande les plus savants docteurs et universitaires de Paris, Londres et Genève auprès de lui, en vain. Ni gélules, baumes, onguents ou élixirs ne rendent le malade plus vaillant, et pas une seule théorie crédible n’est en fait à même d’expliquer l’origine du syndrome. La nécessité d’un remède est d’autant plus urgente que M. et Mme Jura, lors d’une prise de sang, constatent avec effroi l’aspect métallique du liquide qui coule à présent dans leurs propres veines…
Quand un laborantin écossais de passage à Quimper, Gael Adams, entend parler de l’affaire en 1937, la ville est bouclée sur ordre du gouvernement, un quart des Ormeluniens sont déjà confinés, plus de 3000 cas répertoriés. Adieu, béatitude et abondance des nuits somptueuses ! Le parvis de l’église et la Place Grande-Étoile, naguère animés d’ovations, de guirlandes et de poèmes sont tristement sombres. Cette rupture soudaine avec vingt années de liesse meurtrit le moral de la population ; on s’en souvient aujourd’hui comme le « Grand Désenchantement » des Ormeluniens. Seule l’épidémie de sang-argenté arpente les rues de son pas lourd et glacial, frappant à chaque porte pour ravir le nourrisson à la mère et clore les yeux des vieillards, victimes précoces de la « Peste pâle ». L’affaire est prise au sérieux par l’État. Dépêchés sur les lieux, les agents du Ministère de la Santé mènent une enquête acharnée mais peu fructueuse : la mutation sanguine des Ormeluniens est ainsi décrite dans un rapport de juin 1938 comme « spontanée », « idiopathique » et « endémique ». On y mentionne les expériences du Complexe 128 et la vague d’enfants mort-nés de 1910, mais la connexion est trouble. D’autres théories populaires accusent une infection contractée lors de la guerre : elles sont abandonnées faute de preuves. Un fait extraordinaire attire cependant l’attention ; la faculté du sang corrompu à se mouvoir de façon erratique dans l’organisme des malades comme s’il était doué de volonté, entraînant des dommages irréversibles, notamment des paralysies, nécroses, anévrismes et décès par exsanguination. Gael Adams, qui pose ses bagages à Sainte-Ormelune le 4 octobre 1938, entend faire la lumière sur le fléau du Val des Sylphes.
Des visiteurs d’en-haut ?
De tous les habitants observés, un cas en particulier intrigue le laborantin : celui d’une fillette dont les symptômes se stabilisent et semblent même connaître une rémission miraculeuse. Porteuse du sang argenté, rien ne la distingue des autres sujets à l’exception d’un bandage avec lequel ses parents lui couvrent les yeux pour prévenir des attaques de panique. Adams ôte le voile à des heures différentes de la nuit et réalise un singulier constat : les pupilles de l’enfant se lèvent chaque fois vers le ciel, dessinant petit à petit un arc de cercle. Le laborantin comprend aussitôt que les mouvements oculaires sont assujettis aux déplacements lunaires : les crises de terreur coïncident avec la phase ascendante de l’astre puis s’adoucissent quand il est sur le déclin. Lui vient alors l’idée d’injecter dans l’œil de la fillette quelques gouttes d’une solution mydriatique pour accroître sa sensibilité à la lumière et empêcher la fascination. Le résultat, mitigé, le décourage de poursuivre dans cette voie mais son hypothèse motivera plus tard des recherches capitales (cf. « Divine-Eau »). Gael Adams remarque, entre autres choses, d’infimes points bleuâtres constellant la peau de l’enfant, symptômes récurrents de ses patients. Le laborantin est perplexe. Pour ses collègues, il s’agit d’hématomes engendrés par les anomalies du circuit sanguin, mais le chimiste écossais n’est pas de cet avis. Avec son autorisation, il disperse une résine collante sur le corps de la fillette avant qu’elle ne s’endorme. Adams ne s’imaginait pas que le lendemain, un cri d’horreur retentirait dans la chambre ni que les parents surprendraient un insecte luminescent battre furieusement des ailes pour s’arracher au corps de l’enfant.
Enfin ! Après plus de 2000 hospitalisations en urgence, la maladie possède un visage. Capturé, le spécimen est envoyé à la mairie où experts et scientifiques se bousculent pour l’étudier. Un papillon aussi fragile que la soie, luisant comme une étoile, évoqué par-ci par-là dans de vagues témoignages, déchaîne l’intérêt de l’opinion publique. Animal d’origine incertaine, l’extrême difficulté de son observation est attribuée à son attirance pour l’inconscience ou le sommeil. L’espèce, hématophage et pollinisatrice des cosmos-au-lait, revitalise la peur de la faune ormelunienne, encore largement méconnue. Faisant fi des réticences inspirées par la beauté de la frêle créature – baptisée « Châtiment blanc », référence à un sermon de monsieur le Curé – l’ordre de la détruire est donné sans attendre. Plusieurs expéditions sont menées dans le Val des Sylphes en quête de nouveaux spécimens, mais la chasse est peu fructueuse : à peine une centaine de « châtiments » sont apportés pour être incinérés. L’épidémie de sang-argenté entame un long déclin, mais les victimes, en l’absence de remède, s’éteignent les unes après les autres dans une silencieuse agonie. Gael Adams quitte précipitamment Sainte-Ormelune en 1940 sans recevoir les remerciements du maire et des conseillers pour ses efforts ainsi que sa découverte. Il confessera plus tard dans une lettre, amer, le remords né de son impuissance à guérir la Peste pâle et à honorer la promesse faite à la Première Sibylle, dernière victime du fléau à être ensevelie au Val des Sylphes.
Le Petit Prodige et le gros nuage
Amputée de presque 30 % de sa population et dévastée par la perte de sa Sibylle, Sainte-Ormelune est dans un triste état. Mais le pire est à venir : le 3 septembre 1939, la France déclare la guerre à l’Allemagne et la ville exsangue est tenue de fournir un contingent de soldats. C’en est trop pour le père Gabrel qui se déplace en personne à Paris en vue d’une audience avec le président Albert Lebrun. L’homme d’État entend de sa bouche la détresse des Ormeluniens. Le porte-parole de la ville prononce son second et dernier discours à l’Assemblée nationale, en appelant à la clémence des élus pour que ses ouailles durement éprouvées soient préservées des horreurs du front. Son éloquence proverbiale triomphe une fois encore ; les habitants de Sainte-Ormelune sont démobilisés pour être affectés à l’effort agraire et la fabrication d’équipements de guerre pour l’armée française. Le soulagement de la population est immense ! À son retour, le Père Gabrel est acclamé en héros.
Peu friands des journaux traditionnels et empêchés de capter les émissions nationales par les reliefs montagneux et les aléas météorologiques, les Ormeluniens souffriraient d’une pénurie d’information sans le jeune Elric Salmandre. Génie précoce et impétueux, il fonde la Gazette de Minuit en 1915 à l’âge de 13 ans pour couvrir l’actualité de guerre. Fort de son succès, Elric se lance dans l’aventure radiophonique pour mieux renseigner ses concitoyens, sans se départir de la touche d’humour et de légèreté qui, aujourd’hui encore, le rend célèbre dans la vallée. Son émission Nouvelles du Val des Sylphes commence le 1er juillet 1926 : plus de 8000 auditeurs sont au rendez-vous pour y prêter l’oreille le soir de son inauguration. L’actualité politique et économique française est mâtinée d’anecdotes folkloriques, de jeux d’énigmes et d’entretiens en compagnie de personnalités locales. Renommée « Radio France-Sylphe » en 1939, l’émission tend à délaisser le patrimoine sylphique pour privilégier l’actualité nationale et renseigner les habitants de Sainte-Ormelune sur la crise mondiale en cours. Ni la capitulation ni l’occupation de la France par l’Allemagne n’entament l’espérance si chère à Salmandre : « Allégeance à la Résistance ! » entend-on fredonner gaiement en conclusion de chaque bulletin d’information. La mainmise de l’État sur la technologie des ondes et la nouvelle situation avantageuse de l’antenne accroît le succès de Radio France-Sylphe au point d’atteindre 120 000 auditeurs quotidiens à son apogée. On raconte que des agents du Régime de Vichy venus demander le chemin de la station à des Ormeluniens se sont vu indiquer la direction du ciel, où un cumulus flottait insolemment au-dessus de la ville…
Entre résistance et résilience
En dépit des négociations fructueuses menées par le Père Gabrel, une poignée d’Ormeluniens ne tolèrent pas d’être tenus à l’écart de la Seconde Guerre Mondiale. Possédés par un sens aigu du devoir ou des ambitions héroïques, une centaine d’hommes ainsi qu’une dizaine de femmes choisissent malgré tout de partir sur le champ de bataille. À l’exception de quelques vétérans, tous font partie des Générations célestes ; l’amour de la patrie, l’exaltation guerrière et le mépris des aînés – les plus pacifistes étant accusés d’hypocrisie et de couardise – les décident à prendre les armes. À la tête du mouvement, Blanche Ferronnier, cadette de Michel Ferronnier, Poilu tombé au champ d’honneur en 1916. Écœurée par la reddition française, elle fonde le groupe des « Lunes Écarlates » en 1940 pour organiser la lutte contre l’envahisseur allemand. Affectueusement surnommés les « Macchabées » en raison des bandages qui les dissimulent, la troupe ormelunienne est admise au sein de la Résistance depuis la rencontre de Blanche avec Jean Moulin, dont elle devient proche. Une opération de sabotage ayant tourné au guet-apens suscite toutefois des tensions internes qui entraînent en 1942 le divorce des Lunes Écarlates avec les autres maquisards. Blanche Ferronnier regagne le Val des Sylphes avec sa troupe, considérablement amenuisée par les arrestations et disparitions successives. Sa famille hélas ne reconnaît plus la farouche résistante qu’une bizarre obsession dévore. Une obsession appelée la « Cruauté de Nyx », calamité légendaire décrite dans de vieux contes ormeluniens. Si les Lunes Écarlates sont officiellement dissoutes le 3 décembre 1945, ce qu’il advint de leur cheffe est toujours la source de spéculations.
Sainte-Ormelune, la capitale des légendes
La guerre s’achève, les Trente Glorieuses commencent ! Suivant l’exemple de la France, Sainte-Ormelune profite de sa part de croissance démographique ainsi que de son lot d’innovations, dont voici quelques-unes : la lampe à bronzage lunaire est brevetée par le professeur Alain Mathell en 1948, le premier tournoi d’Astra-Ball est disputé en 1956 et la construction de maisons en pierres susurrantes autorisée dès 1962. Radio France-Sylphe et la Gazette de Minuit fusionnent en 1965 pour devenir l’organisme de presse officiel de la ville. Avec la reprise du tourisme, le public témoigne d’un intérêt grandissant pour le patrimoine ormelunien : ses maisons à colombages, ses clairières de cosmos-au-lait, ses immenses foires et spectacles de rue, ses champs de météorites et son lac Follet. Si la ville est appelée à s’étendre, la municipalité met un point d’honneur à négocier des projets d’aménagement favorables à la sauvegarde de son territoire ; hors de question en effet de troquer sa forêt contre de trop fringants complexes balnéaires ou hôteliers. Le développement économique est ainsi freiné par sa politique écologique saluée par certains, tandis que d’autres récusent le conservatisme d’un autre âge qu’observent encore les maires de la Ville-qui-ne-veille-jamais.
Les coutumes et l’environnement atypique de la vallée inspirent nombre d’artistes autochtones et de passage. À titre d’exemple, l’engouement dans les années 60 pour les nouvelles d’horreur et d’anticipation, très populaires auprès des jeunes Ormeluniens. Les créateurs de ces œuvres rivalisent en fait d’imagination pour se proposer de résoudre les nombreux évènements inexpliqués qui troublent le repos des résidents du Val des Sylphes. Ainsi, les jeux dangereux qui agitent les cours de récréation à partir de 1976, le parasitage des ondes ormeluniennes par le macabre « Lapin noir » en 1981 et les crimes de l’Homme au visage greffé entre 1992 et 1996 sont quelques-uns des phénomènes qui ne cessent de raviver la passion de l’étrange et de l’inquiétant. Déterminés à se rendre maîtres des innombrables aberrations qui hantent la vallée, enfants et adolescents prennent ainsi l’habitude de se retrouver le soir après l’école pour s’échanger les sinistres histoires fabriquées de leurs mains dont ils certifient l’authenticité. Internet portera plus tard ces récits anonymes peuplés de monstres et de tueurs sur la toile mondiale, où ils connaîtront le succès dès les années 2000 : c’est l’avènement des légendes urbaines !
Aujourd’hui, Sainte-Ormelune jouit d’une relative prospérité : la quiétude de sa vallée et la beauté de ses cieux, inviolés par les lampadaires et enseignes lumineuses, émerveillent chaque année près de vingt mille voyageurs du monde entier ! Le tourisme représente la principale source de revenus de la ville, toujours renommée pour ses eaux thermales, sa réserve naturelle, sa gastronomie et son héritage culturel. La réputation de Sainte-Ormelune s’exporte tant et si bien qu’en 2012, le Val des Sylphes est déclaré patrimoine mondial de l’UNESCO.