Le chauffard de la route 475

Au début, c’était la surprise. Après, la colère. Enfin est venue la peur. Aujourd’hui, trois automobilistes témoignent de leur rencontre avec celui qui hante les routes jurassiennes du crépuscule jusqu’à l’aube. Jamais appréhendé ni identifié par les forces de l’ordre, le bien nommé « Chauffard 475 », responsable de multiples assauts sur les automobilistes depuis son apparition en 1992, suscite inlassablement la terreur et le doute.

Ce jour d’octobre 2008 où Claire emprunte la route départementale 475, reliant la ville de Gray à Sellières, n’est pas exactement de ceux dont elle aime se remémorer. Elle tente de rassembler ses souvenirs en triturant nerveusement le procès-verbal établi au lendemain de cette nuit funeste. L’accident se déroule vers 2 h 30 du matin. « Ça soufflait tellement fort que la pluie tombait à l’horizontale. Ce genre de météo, je déteste », nous confie cette assistante maternelle de 41 ans, bouleversée dans son enfance par un chêne qu’une bourrasque déracine et fait s’effondrer sur le pare-brise de sa mère.

Avant sa rencontre avec l’assaillant de la route 475, Claire trouvait un peu de réconfort dans la conduite. « Pour moi, la voiture, c’est l’autonomie et la liberté conjuguées. C’est grâce à elle que j’ai fui mon second mari et que j’ai retrouvé le premier ! » Mais à la seule évocation de cette triste nuit d’automne, sa gaieté se flétrit. Claire est alors au volant de sa fidèle Citroën C4, fait route jusqu’à son domicile et lutte de toutes ses forces contre le sommeil. « J’étais assez énervée à ce moment-là. Sans hésiter, l’un des pires jours de ma vie. Pour vous donner le contexte : j’avais la garde de deux enfants de sept ou huit ans, adorables, gentils comme tout, mais pendant que j’étais en train d’aider l’un à faire sa toilette, l’autre s’est méchamment blessé à cause d’un jeu qu’il avait appris à l’école. Ça s’est fini à l’hôpital. Les parents étaient partis en soirée, ils sont revenus en catastrophe. Il y a eu des menaces de procès. J’ai passé trois heures à me justifier au commissariat. L’enfer. L’en-fer. »

La mort aux trousses

Il est deux heures du matin. Ployant sous l’anxiété, rattrapée par ses heures de veille, cette habitante de Gray est bientôt prise de somnolences. De part et d’autre de la route, les arbres défilent en un cortège onirique. Les gerbes d’eau qui cinglent les vitres semblent peu à peu une mélodie apaisante. Pressée de rentrer chez elle, Claire se refuse quelques minutes de repos, préférant miser sur une vitesse réduite ainsi qu’un morceau de Miles Davis dans l’espoir que les poumons d’acier du célèbre trompettiste lui évitent le pire. Un véhicule la double, puis un deuxième. L’épuisement fait son œuvre. La mère de famille s’effondre sur le volant puis se relève en sursaut un nombre « incalculable » de fois, reprenant « in extremis » le contrôle de son véhicule qui menace de lui échapper malgré des appels de phare appuyés. Finalement, le sommeil la gagne ; sa tête s’affaisse, ses paupières se ferment. Tout devient noir et silencieux. Jusqu’à ce qu’un heurt violent lui arrache un cri.

« Une autre voiture avait tapé ma portière. Et pas qu’un peu ! Je m’en rappelle comme si c’était hier : une grise, avec les rétroviseurs et le phare avant cassés, pleine d’éraflures, qui roulait à gauche, en contresens », décrit-elle. « Je crois que c’était une Peugeot 205 ou une Clio, un vieux modèle en tout cas. Années fin 80, début 90. » Pensant que son conducteur tente de la doubler, Claire ralentit et se décale, puis se rend compte avec stupeur que l’autre règle son allure sur la sienne. Elle essaie de l’interpeller, mais l’absence de lampadaire et la pluie torrentielle lui cachent l’automobiliste. « Un truc qui m’a frappée, c’est qu’il y avait beaucoup de buée sur ses vitres. On voyait rien du tout. Je lui ai fait signe de se calmer et de passer, mais il n’y a eu aucune réaction. Il m’a collée comme ça pendant au moins une minute. Sa carrosserie frottait tellement la mienne que ça faisait des étincelles. Un taré. C’était un taré. Alors je me suis arrêtée sur le bas-côté pour le laisser continuer tout seul, et là où j’ai eu peur, là où j’ai pris vraiment peur, c’est quand il a fait pareil que moi. »

Son assaillant se gare à dix mètres devant elle, coupe le moteur et éteint les lumières. Claire n’ose d’abord pas sortir de son véhicule, s’imaginant que l’autre est sur le point d’en faire autant, peut-être pour l’agresser. Les minutes passent. Ni l’un ni l’autre ne prennent d’initiative. Claire recouvre ses forces. La colère succédant à la peur, elle quitte l’habitacle et part frapper à la porte-passager de l’autre véhicule, faisant fi du déluge. À l’intérieur, pas un geste, ni un son. Claire insiste, toque deux, trois, quatre fois contre la fenêtre, mais seul le vent lui répond. Appuyant son visage contre la vitre, elle distingue « deux formes floues et immobiles sur la banquette arrière », sans parvenir à les identifier. Ni un chapelet de jurons ni un coup de pied asséné au pneu ne changent le comportement impassible et provocant de son poursuivant.

« C’était la première fois, la première fois de la ma vie que quelqu’un cherchait très clairement à me tuer. »

Inquiète et furieuse, Claire retourne s’installer au volant de sa C4 et redémarre en trombe, abandonnant la voiture fantôme sur l’accotement. « Au départ, elle bougeait pas. Elle est restée là, sur le bord, immobile, mais moi j’étais pas à l’aise. Il y avait quelqu’un derrière ce pare-brise, qui me scrutait et qui m’observait, quelqu’un qui ne me voulait pas du bien. Alors j’en ai profité pour mettre le plus de distance possible entre lui et moi, jusqu’à ce que l’autre voiture disparaisse complètement dans le noir. » En dépit de sa portière endommagée, Claire est soulagée et estime s’en sortir à bon compte. L’assistante maternelle se promet de raconter cette aventure à sa famille le lendemain matin, jusqu’à ce qu’elle aperçoive dans le rétroviseur un unique phare se rapprocher à une vitesse fulgurante. Elle reconnaît son assaillant. « Là, je suis devenue folle. S’il y avait mes gosses à l’arrière, je vous jure que je m’arrêtais encore une fois et que la fille ou le type dedans, je cassais son pare-brise et je le sortais de là. »

Appréhendant un nouvel assaut, Claire envisage d’appeler la police. Son agresseur ne lui en laisse pas le temps : il la double puis déporte violemment sa voiture contre la sienne pour la repousser en marge de la route. La conductrice épuisée essaie de se dégager, mais ne réussit qu’à perdre le contrôle de son véhicule, qui dérape sur la chaussée humide. Elle manque de percuter un arbre. « Je me suis dit : « Ça y est, c’est la fin » », témoigne-t-elle avec émotion. « J’avais les larmes aux yeux. J’ai pensé à ma famille, à mon mari, à mes enfants, à ma sœur, à mes parents. C’était la première fois, la première fois de la ma vie que quelqu’un cherchait très clairement à me tuer. » Afin de leurrer son assaillant, Claire s’engage dans la zone boisée où il semble vouloir la jeter puis, s’estimant hors de sa vue et de sa portée, bifurque soudainement sur la route pour le contourner et s’enfuir. La voiture fantôme la repère et accélère pour la rattraper. Claire nous avoue dépasser les 110 km/h. « Je sais. Sur une route comme celle-ci, c’est du suicide. Mais je voulais juste lui échapper. Parce que s’il me rattrapait encore une fois, je savais qu’il allait me… que c’était fini. »

Et tout à coup, un improbable revirement s’accomplit. Son agresseur la rattrape avec une facilité stupéfiante et envoie brusquement son véhicule contre le sien. En face, deux lumières la chargent dans un éclair aveuglant. La suite, Claire ne s’en souvient plus. Une collision inouïe la projette dans le champ voisin où sa C4, lancée à toute vitesse, poursuit sa route sur presque deux kilomètres puis s’enlise complètement. L’assistante maternelle n’entend qu’une lointaine explosion métallique avant de perdre connaissance.

Un drôle de chauffard

À son réveil au Centre Hospitalier du Val de Saône, Claire est étendue sur un lit, le crâne douloureux, enveloppé de bandages, le bras lié à un cathéter et la jambe prise dans une attelle. L’infirmier de garde, chaleureux, prend de ses nouvelles et l’informe que sa famille est sur le point d’arriver. Par la bouche de son époux, l’assistante maternelle apprend qu’un autre véhicule roulant à plus de 160 km/h à contresens, conduite par un homme aviné, a frôlé le sien juste avant de s’encastrer dans un arbre situé 300 mètres plus loin. Mais Claire est circonspecte. « Bien sûr, on m’a tout raconté. Je sais que la voiture grise qui m’avait envoyée dans le décor s’était enfuie avant l’arrivée des secours. Elle m’était rentrée dedans à une vitesse… Aujourd’hui encore, je ne peux pas croire que son conducteur s’en soit tiré indemne. Ce n’est simplement pas possible. Il devait au moins avoir, je sais pas, une côte fêlée, un bras ou une jambe cassée, comme moi. Ou encore mieux : les trois à la fois. »

Autre sujet qui fâche : le véritable dessein du propriétaire de la voiture grise. Si tout laisse croire que la collision, en déviant son itinéraire, aurait évité à Claire une rencontre mortelle avec le conducteur éméché qui arpentait la route départementale, l’assistante maternelle ne l’entend pas de cette oreille. « Si le type qui m’a envoyé à l’hôpital me voulait du bien et qu’il était au courant qu’un taré conduisait à contresens, il aurait commencé par ne pas l’imiter », commente-t-elle dans un rire jaune. « Et il me l’aurait expliqué au lieu de m’ignorer quand nous étions à l’arrêt. Il ne m’aurait pas traquée pour tenter de me tuer comme il l’a fait. Ce type était, pardon, est un danger public. Et en plus, à l’heure où on parle, il est toujours pas en tôle. C’est là qu’on se pose des questions sur l’efficacité de la police. »

Du point de vue de Paul Reignant, officier de gendarmerie à Gray, la question est plus délicate. Il reconnaît volontiers des « lieux communs » et des « circonstances particulières » qui unissent tous les accidents impliquant l’assaillant de la 475, responsable de 4 à 9 accidents par an. Les mères de famille, dont la voiture est emboutie dans 64% des cas, semblent ses proies de prédilection. Cependant, les hommes solitaires d’entre 34 et 46 ans représentent 89 % des morts causés par sa conduite périlleuse. Les autres victimes, pour leur part, accusent des séquelles somatiques et psychiques durables : fractures, hémorragies et commotions cérébrales. « Nous prenons la menace qu’il représente très au sérieux. On a failli le coincer plusieurs fois, encore très récemment, mais il est insaisissable », déplore le militaire.

En 2015, c’est au tour de Daniel d’avoir affaire au mystérieux véhicule. Thanatopracteur de profession, ses services sont requis à Sellières par une femme ayant perdu sa sœur. La voie la plus rapide pour rejoindre sa cliente est la départementale 475, qu’il emprunte vers 6 h. Le ciel est dégagé, l’aube sur le point de se lever. En dépit de la lumière naissante, l’automobiliste situé devant lui multiplie des appels de phare dont Daniel ne saisit pas immédiatement le sens ; il ne dépasse pas 70 km/h et plus de cinquante mètres les séparent. Or, les signaux lumineux persistent, à chaque fois plus longs et intenses. Ébloui, Daniel se voit contraint de ralentir, mais la voiture grise ne semble pas se satisfaire de cette maigre victoire. Au bout de plusieurs minutes de route à la vitesse maximale autorisée, elle pile une première fois sans crier gare. Le thanatopracteur évite la collision de justesse en basculant sur l’accotement. Sa méfiance le prémunit d’un second arrêt à l’improviste de la voiture sans rétroviseurs, trois kilomètres plus loin, et d’un autre encore, à vingt minutes de sa destination.

« Et pourtant, je vous jure qu’elle était vide, cette bagnole. Je la revois démarrer toute seule, sans personne au volant, et partir au loin, sa mission accomplie… »

Pour cet habitué des déplacements à domicile, un tel comportement n’est pas un acte de folie ou de provocation, bien au contraire. « J’ai tout de suite compris qu’il voulait me dire quelque chose et que c’était une stratégie pour me forcer à m’arrêter, alors c’est ce que j’ai fait. Je me suis garé sur une bande de terre en croyant qu’il allait en faire autant pour venir me parler, mais non. Il a juste continué sa route, sans insister. Donc je l’ai laissé partir avec une avance confortable, et quand on s’est perdu de vue, je suis remonté, et j’ai repris mon chemin. » De nouveau seul sur la chaussée et déterminé à rattraper son retard, l’embaumeur repart à vive allure. Bien mal lui en prend. Au détour d’un virage sinueux, il aperçoit — trop tard — le même véhicule gris stationné en travers de la chaussée dans laquelle sa propre voiture s’engage à plus de 80 km/h. Dans une tentative désespérée d’éviter la collision, le jeune homme freine et dirige son véhicule dans un talus proche qu’il heurte avec fracas.

« Pendant une seconde, j’étais certain que mon nom allait paraître dans les faits divers locaux », affirme-t-il avec gaieté. « Je suis quelqu’un de très long à la détente. J’aime prendre mon temps. Ce jour-là, ce sont les réflexes de mes ancêtres qui m’ont sauvé la vie. » Quand il revient à lui, Daniel s’extirpe de sa voiture avec difficulté, le souffle court et la bouche ensanglantée. Il ne sent ni la partie gauche de son crâne ni son bras droit qui pend d’une étrange façon. Face à lui, la voiture qui a failli le tuer campe insolemment en plein milieu du virage. Espérant un secours, Daniel la contourne, cherchant son conducteur du regard, mais l’habitacle est vide. Il remarque alors, de l’autre côté de la voiture, un homme d’âge mûr en treillis, muni d’un chapeau, effondré sur le bitume. Un bâton de marche repose à ses côtés. « D’abord, je l’ai pris pour le conducteur, mais ce n’était pas logique. Il avait plutôt l’air d’un chasseur ou d’un garde forestier. D’ailleurs, on a jamais vraiment su s’il s’était perdu ou s’il avait passé la nuit dans le bois, c’était assez flou », rapporte le thanatopracteur. « En tout cas, une chose est sûre : si l’autre voiture ne s’était pas posée là pour me barrer la voie, je l’aurais écrasé à coup sûr. »

Soucieux d’épargner un nouvel accident aux autres automobilistes, Daniel se traîne douloureusement sur la route afin d’attirer l’attention d’une famille de passage, qui lui prodigue les premiers soins. Mais, alors que tous attendent l’arrivée des secours, un phénomène inexpliqué les fige d’effroi ; la voiture grise cabossée, dont le moteur et le phare unique se réactivent, les contourne prudemment et repart… sans personne pour la diriger. « Un sacré coup de veine, quand on y repense. S’il n’y avait pas eu les parents et leurs enfants pour témoigner avec moi, soyons honnêtes, personne ne m’aurait jamais cru. On aurait parlé des divagations d’un accidenté de la route », soutient Daniel, catégorique. « Et pourtant, je vous jure qu’elle était vide, cette bagnole. Je la revois démarrer toute seule, sans personne au volant, et partir au loin, sa mission accomplie… Ha ! Ça, les deux gosses et leurs parents, ils ont eu une belle frayeur ! Moi, si je n’avais pas eu ce traumatisme crânien et le bras désarticulé, ça m’aurait fait sursauter. Au moins… »

L’assaillant anonyme

Les descriptions surnaturelles que font les victimes du « Chauffard de la 475 » n’étonnent plus les forces de l’ordre depuis un bail. L’officier Reignant, qui possède sur l’assaillant un dossier volumineux, déplore que l’auteur des délits n’ait jamais été clairement identifié. « On sait que la voiture est une Renault Clio I, comme celles qui étaient à la mode, vous savez, dans les années 90, 95. On sait aussi que la carrosserie est grise et que la peinture est salement éraflée, que les deux rétroviseurs sont cassés, qu’un phare à l’avant et un autre à l’arrière sont hors services, ou parfois les quatre, ça dépend des témoignages », déclare-t-il en préambule. « Des objets assez insolites sont aussi mentionnés, toujours sur les fauteuils arrière du véhicule : on parle de genre de sacs, de grosses poupées, des espèces de mannequins, mais jamais clairement identifiés à cause de la buée et de l’obscurité », fait encore observer l’officier de gendarmerie.

Catherine Mignon, conservatrice de la bibliothèque municipale de Sainte-Ormelune et spécialiste du folklore d’Alsace et du Jura, se passionne depuis son adolescence pour les automobilistes et auto-stoppeurs fantômes. Le chauffard de la 475 est de loin son favori. « Mine de rien, c’est un peu lui qui m’a donné le goût des vieux livres et des mythes poussiéreux ! » commence-t-elle d’un air rêveur. « Quand j’étais au collège, en 94 ou 96, je sais plus exactement, le père d’un copain s’était fait emboutir par une voiture sans conducteur, et on en a beaucoup parlé entre nous à l’époque. On se réunissait au CDI entre midi et deux pour discuter de nos théories, faire des dessins, on voulait comprendre. Après, ça s’est tassé quelque temps, puis le sujet est revenu quand la même chose est arrivée à notre professeur principal. La différence, c’est que lui, il s’en est pas sorti. »

Parmi toutes les hypothèses qu’elle étudie avec ses camarades pour tenter d’expliquer l’évènement, deux font rapidement consensus. La première, dite du « conducteur caché », suppose sa présence au milieu des fauteuils arrière ou dans le coffre du véhicule depuis lequel il manierait la voiture grâce à un ensemble complexe de cordes et leviers disposés de part et d’autre de l’habitacle. La seconde théorie — sa préférée — conçoit le véhicule comme étant radiocommandé et manipulé à distance. Aucune preuve ne lui a jamais donné raison, mais la Police nationale a pourtant elle aussi considéré l’une et l’autre possibilité. « La piste du véhicule radiocommandé a vite été abandonnée à cause de l’ancienneté du modèle et de l’absence de récepteur », raconte le commissaire Niels Hochet, en poste à Lons-le-Saunier. « L’idée du conducteur caché n’a pas fait long feu non plus, parce que la voiture qui nous intéresse est de toute façon dirigée avec beaucoup trop de précision et d’adresse. C’est juste inconcevable sans une observation parfaite de la route et de l’environnement. On parle quand même d’un type qui a déboulé à 130 km/h et à contresens sur une route de campagne pendant soixante bornes sans percuter qui que ce soit, juste pour fuir une patrouille de gendarmerie. ». Tiraillé entre le mépris et l’admiration, M. Hochet coupe la poire en deux. « Le type derrière tout ça est un malade, oui, mais c’est surtout un as du volant. Increvable, avec ça : presque trente ans qu’il écume le Grand Est et laisse des cadavres et de la tôle froissée dans son sillage. »

« Cette route ne me mettait pas particulièrement à l’aise. Elle a quelque chose de… de flou, de confus, je ne sais pas comment expliquer, mais j’aime pas du tout. C’était trop calme, trop tranquille, vous voyez ? »

De toutes les aventures dont le célèbre automobiliste fantôme est le protagoniste, la plus effrayante est sans conteste survenue le 21 septembre 2019 à Florine Mandier, entre 7 et 8 heures, partie s’occuper du jardin et du malinois de son frère dans sa résidence à Vesoul tandis qu’il voyage avec sa compagne aux États-Unis. Mais Florine, peu familière du Jura et dont l’assistant de navigation ne capte plus l’itinéraire, finit par s’égarer. Un homme d’une quarantaine d’années, aux vêtements délavés, lui adresse un signe de la main sur le bord de la route. La tenue négligée et le regard fixe de l’homme la font hésiter, mais l’hypothèse qu’il puisse lui servir de guide la décide à s’arrêter pour le prendre à son bord.

« En temps normal, je ne l’aurais pas fait », reconnaît cette trentenaire, professeure des écoles. « En plus, cette route ne me mettait pas particulièrement à l’aise. Elle a quelque chose de… de flou, de confus, je ne sais pas comment expliquer, mais j’aime pas du tout. C’était trop calme, trop tranquille, vous voyez ? Moi, je préfère quand il y a du monde, même les embouteillages, ça me rassure. » En effet, rassurée, Florine l’est de moins en moins. Son passager ne fait pas mine de la saluer, prend immédiatement place à ses côtés, et marmonne une destination vague, qu’elle entend à peine. L’enseignante essaie bien de briser la glace, mais l’auto-stoppeur n’est pas loquace. Elle le croit d’abord timide ou réservé. Mais le quarantenaire au teint pâle et mal rasé scrute le rétroviseur à intervalles réguliers et la dévisage de plus en plus longtemps, au point de lui causer une anxiété galopante.

« Sans trop savoir pourquoi, je me suis souvenue de cette émission qui passait à la télé il y a plusieurs années, avant qu’on arrête de la diffuser », nous raconte Florine. « Les « 30 histoires les plus étranges » ou les « plus mystérieuses », un truc dans le genre. Moi, ça me faisait un peu peur, mais j’adorais ça, je manquais jamais un épisode. Et donc il y en avait un sur le « Ravisseur de la route 475 ». Il m’avait marqué, celui-là. C’étaient deux enfants, un frère et une sœur, qui ont été enlevés à la sortie de l’école dans les années 90 par un homme qui s’est fait passer pour leur oncle ou un cousin. Il les a emmenés dans sa voiture soi-disant pour les ramener chez eux, mais il a été pris en chasse après avoir refusé un contrôle de police. Il a eu un accident, très grave, sa voiture s’est retournée et s’est écrasée contre une barrière. Les deux enfants ont été tués sur le coup, mais le kidnappeur s’est échappé et on l’a jamais retrouvé. Depuis, des personnes disent souvent l’apercevoir errer au bord de la route. » C’est en ressassant ces lugubres pensées que Florine songe à l’erreur qu’elle a commise en acceptant cet inconnu dans son véhicule. Pourtant, elle n’ose pas s’arrêter pour lui demander de descendre, et continue sa route, la peur au ventre.

L’agression salvatrice ?

Très vite, une série de signaux lumineux aveuglent la conductrice et son passager. La voiture qui en est à l’origine, une certaine Renault Clio I « qui sortait de la casse » et « sans personne à l’intérieur« , devance Florine et lui impose une allure de plus en plus faible. La jeune enseignante manœuvre pour la doubler, mais l’autre réagit aussitôt par des queues de poisson pour l’en décourager. « Elle m’a fait un manège incompréhensible », relate Florine d’un air songeur. « D’abord, elle nous a collés au train et nous a envoyé ses pleins phares dans la gueu… dans les yeux, puis elle nous a doublés, et elle a recommencé. J’ai déjà rencontré pas mal de dingues au volant, mais alors lui, il décrochait la palme. La bonne nouvelle, c’est que le monsieur à côté de moi, il en menait pas large non plus. » L’inconnu, déstabilisé par le harcèlement de l’automobiliste fantôme, s’agite et contre toute attente, se met à l’injurier. « Il m’a demandé au moins dix fois : « c’est quoi, son problème, à lui ? », « Il veut nous tuer, ou quoi ? ». Moi, j’en revenais pas. D’abord, il était muet comme une tombe, et en dix secondes, il s’était métamorphosé. Oui, et il a aussi répété : « mais casse-toi, casse-toi, de toute façon, tu me fais pas peur !« . Avec des « connard », « abruti », etc. Il était vraiment en pétard. »

Essuyant les assauts de la voiture fantôme sur près de sept kilomètres, Florine tend son téléphone à son passager, le priant d’appeler la gendarmerie. Mais l’auto-stoppeur ne s’exécute pas. La jeune institutrice le regrette encore. « J’étais dans une merde noire. J’avais fait entrer un type louche dans ma voiture et un chauffard voulait nous emboutir par-dessus le marché. Le pire, c’est que le monsieur, il a gardé mon portable sans jamais appeler qui que ce soit. Dès que j’ai prononcé le mot « police », il a tout de suite tiqué. Bien sûr qu’il avait des ennuis. » Suppliant son passager de contacter les forces de l’ordre, Florine n’obtient en retour que des insultes et menaces de la part de l’intéressé. « Il me disait de « fermer ma gueule » et de « continuer à rouler ». Il était terrorisé par l’autre voiture, et ça se voyait. » Finalement, il lui désigne un sentier forestier et lui ordonne de s’y engager.

Craignant d’être isolée de la voie principale et privée de secours, elle refuse. L’inconnu lui assène un puissant coup au visage, puis un second, et s’empare du volant. Un impact brutal le renvoie aussitôt dans son siège : le flanc droit du véhicule de Florine vient d’être embouti par l’assaillant, qui les détourne du virage. La jeune femme, dans un instant de lucidité, coupe le contact pour leur épargner un accident, puis s’affaisse dans son fauteuil. « Je vous jure que j’ai vu trente-six chandelles. Ce type m’a tapé dessus tellement fort que ma lèvre et mon nez ont éclaté. Je pissais le sang », témoigne-t-elle, bouleversée. « Le lendemain, j’ai même eu un œil au beurre noir et onze points de suture au visage, pour vous donner une idée. Mais le pire, c’est que l’autre excité en avait pas fini avec nous. Ben non. Il en voulait encore ! »

En effet, tirant parti de l’immobilité de la voiture de Florine en plein milieu de la route et de l’impuissance de ses occupants à la manœuvrer, l’assaillant de la 475 se positionne et recule. Le passager de Florine, sachant la collision imminente, tente une évacuation, mais sa portière, déformée par le premier assaut, ne s’ouvre pas. Il se débat, l’invective, veut sortir par sa portière, mais n’en a pas le temps. Dans une formidable explosion de métal et de verre, leur agresseur les percute à une vitesse estimée à 70 km/h, les repoussant trente mètres plus loin, pliant la carrosserie en deux et renversant la voiture sur l’accotement. « À ce moment-là, j’ai perdu connaissance. Mais juste avant, je me rappelle très bien du type à côté de moi. Il ressemblait à une poupée de chiffon », détaille notre interlocutrice. « Son corps s’était cassé. Il était plié en deux, littéralement. Horrible. C’était la première fois de ma vie que je voyais ça. Bon ben, vous vous en doutez, mais ce monsieur, il m’a plus emmerdé après ça. D’ailleurs, il n’a plus jamais emmerdé personne. »

Secourue quelques minutes plus tard par le SAMU, rejoint à son tour par la gendarmerie, le pronostic vital de Florine n’est pas engagé. Elle attribue sa survie à la chance, bien que trois mois de rééducation aient été nécessaires pour lui rendre toute son autonomie. Désormais sujette à l’amaxophobie, la peur panique de se trouver à bord d’un véhicule, la jeune institutrice a réussi à tourner la page de sa terrible rencontre avec le délinquant fantôme. Enfin… presque. Un détail troublant continue de la travailler : la présence de ces « deux petits passagers » à l’arrière de la voiture qui l’a attaquée.

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