C’est officiel : trente mille personnes sont attendues pour l’Épreuve des Sibylles qui se déroulera samedi 7 mai sur la Place Grande-Étoile. Un record. La cérémonie, donnée pour la dernière fois en 2004, n’avait alors réuni que douze mille spectateurs, majoritairement des autochtones.
« On nous expliquait les mauvais chiffres de cet hiver par le désintérêt de l’opinion publique pour Sainte-Ormelune. Son histoire serait oubliée, son patrimoine enterré, son tourisme moribond, son prestige un lointain souvenir… Laissez-moi rire. Nous serons trente mille. Voilà bien la preuve que notre ville est plus vivante que jamais ! » triomphait hier soir M. le Maire lors de son discours mensuel. La référence à la déclaration controversée de Morgane Frakel, porte-parole du Ministère, qui invitait le 1er janvier les habitants à « tourner la page » et à « faire le deuil des jours heureux » n’aura échappé à personne, pas même à l’organisateur de l’Épreuve. Et d’ailleurs, peu lui importe.
Geoffroy Julliet en effet n’est pas homme de polémique ni de politique. « En discuter trop longtemps me donne des cheveux blancs », nous certifie-t-il dans un sourire. « Je préfère parler de ce qui réunit les gens plutôt de ce qui les divise. » Entretien avec le maestro d’une célébration unique au monde, riche en lumières, en magie… et en trouble-fêtes.
La Gazette de Minuit : Bonjour et bienvenue, M. Julliet.
Geoffroy Julliet : Bonjour ! Et merci à vous de m’accueillir ici. Une première pour moi… Quand on voit votre studio d’en bas, c’est déjà impressionnant, mais alors quand on est en haut ! (rires) Figurez-vous que mon vertige m’en a fait voir des belles, pendant l’ascension.
LGdM : L’altitude laisse rarement nos visiteurs impassibles… Mais entrons donc dans le vif du sujet. Monsieur Julliet, pourriez-vous vous présenter en quelques mots ?
G. J. : Certainement. Voilà, je m’appelle Geoffroy Julliet, j’ai commencé technicien dans l’évènementiel, dans divers salons du mariage et de l’automobile, surtout. Organisation des intervenants et des stands, coordination des équipes, marketing, sécurité, tout ça… Un peu partout en France, en Belgique et en Suisse aussi. Je suis passé chef de projet assez vite : dans les salons grand public, aux foires de Metz, Dijon, Lyon et Tours… sans oublier la grande Foire de Paris. Pour l’anecdote, il m’arrive encore d’y être invité en tant que consultant.
LGdM : Vous semblez pourtant avoir tiré un trait sur tout ceci depuis votre venue à Sainte-Ormelune…
G. J. : Un trait ? Eh bien… oui. Enfin, non. Bon, dans l’ensemble, oui, plutôt. Je suis arrivé ici le jour du Festival des Lumières de 2015, un collègue de Marseille m’avait beaucoup parlé de Sainte-Ormelune. Il y allait chaque année et en revenait à chaque fois enchanté. Alors on est partis tous les deux, et… (exclamation admirative) J’ai été… ben, abasourdi. Passez-moi l’expression : « sur le cul ». Jamais, jamais je n’imaginais une ville si chaleureuse, si paisible, si belle, si… sauvage ! J’avais l’impression d’entrer dans un conte de fées. La vallée qui s’ouvrait devant moi, avec ses montagnes et sa forêt, sous une nuit claire et étoilée… Wôah ! (rires) Ça a été le coup de foudre. Je me suis dit « Mon vieux Geoffroy, tu connais peut-être rien de cette ville, mais tu sais que t’as envie de vivre ici. » Alors comme tous les nouveaux, au début, j’ai déchanté. Une dépression par-ci, une frayeur par-là, pas mal d’insomnies… Puis il y avait cette histoire de gamine dévorée par des loucans qui tournait à l’époque. Ça m’avait un peu refroidi. Mais on s’y fait.
LGdM : Un aspect de l’élection des Sibylles en particulier vous a séduit ?
G. J. : Oui ! Les critères de l’élection, déjà, sont probablement les plus intéressants qu’il m’ait été donné de voir en matière de concours depuis que je suis dans le métier. Vous voyez, ce ne sont pas de simples modèles que l’on choisit, ce sont des héros ! Des héroïnes, je veux dire. « Qu’est-ce qu’une héroïne », me demanderez-vous ? Mais ce sont des gens comme vous, des Ormeluniennes qui se sont distinguées en accomplissant un fait notable, inspirant, prestigieux, bref, un exploit. Quel genre d’exploit ? C’est là que réside la beauté de la chose : il en existe une infinité. Tenez, donner des entretiens à trois kilomètres au-dessus de la ville pour moi en constitue un. Si, si ! Plus sérieusement, je citerai l’exemple de deux de nos candidates actuelles. D’une part, la grande fresque du mur nord de la bibliothèque municipale, entièrement peinte par Aurore Enthonovel, prometteuse étudiante en arts plastiques. Vous l’avez vue, j’espère ? Un chef-d’œuvre mystique issu de sa propre interprétation de notre folklore. Deux peuples célestes, les Orkins et les Vielyos, se disputent ardemment le monopole du Soleil, mais les habitants de la Terre, las d’être plongés dans les ténèbres à chaque fois qu’un camp l’emporte, décident de fabriquer leur propre lumière. Un astre plus petit, évidemment, plus froid, à la lumière plus faible… Mais en voulant le placer dans le ciel, les humains font tomber leur création à d’innombrables reprises par terre. Patatrac ! Alors elle finit cabossée et abimée, toute couverte de cratères. Ainsi naquit la Lune, imparfaite et indispensable.
LGdM : Une œuvre qui, on s’en souvient, a valu à Mme Enthonovel les félicitations du maire et les applaudissements de tous les habitants du quartier de Songe. On raconte aussi qu’elle aurait reçu une invitation à collaborer avec Tamsky, le mystérieux graffeur qui sévit dans nos rues. Mais elle n’a encore rien confirmé. À ce propos, l’exploit de Mme Sasha Petit n’est pas non plus passé inaperçu…
G. J. : Justement, j’y venais. Son cas est plutôt singulier. Naturellement, je n’ai pas à vous décrire encore une fois son attitude héroïque ? Ce garçon avalé par un morqual qu’elle a sauvé… Elle a fait la une de votre journal. En septembre, je crois.
LGdM : Oui, bien sûr. Un défi de plongée en dehors de la zone balisée qui a placé cet animal au cœur d’âpres échanges pendant le conseil municipal. J’en profite pour rappeler à nos auditeurs qu’il est vivement recommandé d’abandonner toute source de lumière sur les berges avant de se baigner, y compris leur soleil de poche, pour ne pas troubler la faune du lac. Ou ressembler à une proie.
G. J. : Le morqual ne l’aurait pas mangé non plus ! Je m’y connais pas trop, mais ce sont comme les baleines. Ils préfèrent les micro-algues, les petits poissons, tout ça. Ah ! Et les phénocanthes, aussi. Quoiqu’il en soit, si le morqual avait recraché cet enfant à dix-huit ou trente-et-un mètres de profondeur après une minute en apnée, je ne crois pas exagérer en disant que les conséquences auraient été… dramatiques. Heureusement, Sasha était là. Elle l’a vu disparaître sous l’eau depuis la rive pendant qu’elle revenait du collège avec une amie. Aucune hésitation : elle s’est jetée dans le lac toute habillée, a piqué un crawl jusqu’à la zone rouge et a tenté de guider le morqual vers la surface avec son propre soleil. Rendez-vous compte. À treize ans ! Le problème, c’est que la bête était encore trop loin sous l’eau quand elle a expulsé le garçon. Il y a quoi ? Quarante ou cinquante mètres de profondeur là-bas ? Même le gamin l’a dit : il avait plus d’air dans les poumons. Sasha, quand elle a compris qu’il remonterait pas, ben… ni une ni deux, elle a plongé pour aller le chercher. Et elle l’a ramené sur le rivage. Un enfant qui fait dix ou vingt kilos de plus qu’elle ! D’accord, vous le savez déjà, mais bon sang, quand on y repense… La bravoure à l’état pur. Le hic, c’est qu’elle n’a pas du tout apprécié la couverture médiatique qui a suivi le sauvetage. Je suis toujours confus pour la gifle qu’elle a mise à votre journaliste. Non ? Il était de chez vous, je crois ? Il y en avait un du Figaro, un du Parisien, Ouest-France, le Républicain, ou Vosges-matin, je sais plus…
LGdM : Non, c’était bien notre stagiaire, il a fait un peu d’excès de zèle. La Gazette ne s’immisce d’ordinaire jamais dans la vie privée des Ormeluniens, ni de qui que ce soit, du reste. Le directeur en personne est venu au domicile de Mme Petit lui présenter nos excuses. C’est pourquoi nous avons été très surpris d’apprendre qu’elle s’est proposée pour la cérémonie...
G. J. : (toussote) Comme vous vous en doutez, au départ, elle ne voulait pas. Sasha n’est pas toujours à l’aise en public, alors devenir la star de la ville jusqu’à la m… ad vitam aeternam, vous comprenez, pour elle, c’était hors de question. Ensuite, j’ai cru comprendre que son entourage, ses amis, la famille l’avaient plus ou moins… euh, convaincue… de candidater pour l’élection. Ben oui ! Une occasion en or. Avec un tel exploit, tout le monde la donnait gagnante. Mais bon, pour être honnête, elle s’est confiée à moi là-dessus, et le moins qu’on puisse dire, c’est qu’elle n’était pas très à l’aise. Forcément, elle ne veut décevoir personne et cette affaire avec le journaliste lui a causé beaucoup de remords, mine de rien. De toute façon, elle s’exprimera elle-même pendant son allocution, nous verrons bien ce qu’il en est. Attention, hein ! (rires) Je n’ai pas de favorite. J’admire tout autant son exploit que celui de… de Julie Maroisse ou Claire Strauss. L’une pour son dévouement indéfectible envers les personnes âgées depuis l’âge de six… pardon, sept ans, elle en a trente-huit maintenant, et l’autre pour son projet de maisons portatives à l’attention des sans-abris. Pour information, la mairie testera les premiers l’an prochain !
LGdM : Des nouvelles que nos auditeurs, à n’en point douter, se réjouissent d’entendre. Nous ferons d’ailleurs un reportage sur ces abris révolutionnaires la semaine prochaine, en compagnie de Mme Strauss, qui nous présentera le prototype. Mais revenons aux sources, M. Julliet. Cette tradition ormelunienne des Sibylles n’est pas sans nous remémorer d’autres plus anciennes…
G. J. : L’origine exacte de la cérémonie n’a jamais vraiment été établie. Bien sûr, nous savons que la première élection sibylline est une initiative populaire qui se tient en 1919, que Flore Kahedine en est l’heureuse élue, mais ça s’arrête là. En tout cas leur vocation est bien connue : entretenir le feu de l’espoir, fournir un exemple de courage, de charité, de morale, plus globalement de bienveillance à tous les habitants. « Briller à jamais, contre vents et marées », d’après le dicton. En ce sens, les Sibylles sont fréquemment rapprochées des rosières, vous savez, ces jeunes filles qu’on avait coutume de choisir depuis le IVe ou le Ve siècle pour leur… eh bien, leur beauté. La vertu ? Bon, peut-être un peu aussi, mais enfin ce n’était pas encore inscrit dans les mœurs à l’époque. En tout cas, la fête était très populaire au XVIIIe siècle, même si la Révolution française l’a assez malmenée. Ses accents chrétiens ne faisaient pas l’unanimité. Notons que les élues étaient souvent de condition modeste, des paysannes, des lavandières… Le prix du concours les dotait pour le mariage. Tous les sexes et toutes les classes sociales se brassaient pendant les festivités, des relations se nouaient. Qu’on le veuille ou non, moi, je crois qu’il y a une forme de beauté, là-dedans.
LGdM : Vous en parlez comme si tout cela avait disparu…
G. J. : Disparu ? Non ! Et heureusement ! (rires) La tradition a ressuscité au XIXe siècle et le modèle de vertu, lui, s’est progressivement imposé au début du XXe. De toute évidence, les Sibylles ormeluniennes en seraient les héritières directes. Je précise que nous ne sommes pas les seuls à célébrer cette tradition. Oui, oui ; des rosières continuent de fleurir aujourd’hui aux quatre coins de la France ! À Montargis, par exemple, où j’ai de la famille. À Suresnes, on élit aussi des héroïnes ordinaires. De mémoire, à Vinay et Chalon-sur-Saône. À Clermont aussi, je crois ? Bon, vous m’avez compris. Cette tradition et sa fameuse couronne de fleurs existent depuis plusieurs siècles déjà, et Sainte-Ormelune les a probablement empruntées à l’une de ces villes. Quant à savoir laquelle…
LGdM : Si je peux me permettre, les Sibylles de Sainte-Ormelune jouent un rôle politique de premier plan que vous n’avez pas mentionné.
G. J. : Et comment ! Nos Sibylles ne sont rien de moins que les porte-paroles attitrées des Ormeluniennes et Ormeluniens. Grande responsabilité ! Médiatrices des différends populaires, animatrices de salons culturels, déléguées aux rencontres communales, figures centrales des fêtes de Pâques, Noël et du Festival des Lumières, elles bénéficient d’un siège au Conseil municipal et d’un emploi du temps aménagé, selon leur situation. Je tiens à rappeler que Laura Châtel, notre dernière Sibylle en date, a rencontré le chef de l’État lors de son déplacement à Sainte-Ormelune en novembre, occasion dont elle a profité pour l’entretenir du sujet délicat des mesures de protection faunique dont le Val des Sylphes fait l’objet depuis 2018. D’ailleurs, on raconte qu’elle lui a glissé quelques suggestions auxquelles M. Macron aurait été sensible…
LGdM : Ce n’est plus un secret pour personne qu’être Sibylle est aujourd’hui un vrai métier ! Tout comme celui d’organisateur de l’Épreuve, n’est-ce pas ? M. Julliet, quel est le programme de cette année ?
G. J. : Commençons par le commencement : l’offrande de lumière à Notre-Dame des Cieux officialise la participation de nos candidates. Par exemple, Sasha a déposé la sienne hier, vers 5 heures du matin, apparemment. Elle tenait à se faire discrète. D’autres prétendantes n’ont pas hésité à se montrer à une heure d’affluence. Je pense à Julie, Julie Pinson, concurrente sérieuse qui fait beaucoup parler d’elle ! Comme cela arrive souvent, une maison de couture s’est proposé de lui fournir des habits. Une robe blanche, somptueuse, dont des flocons se détachent à chaque mouvement… J’étais là quand elle est venue. Des photographes l’attendaient avec pas mal d’admirateurs. Elle a un genre de fan-club, figurez-vous. En tout cas, c’était extraordinaire. Extraordinaire. Il y avait aussi…
LGdM : Et Mme Fauve ?
G. J. : Pardon ?
LGdM : Nous avons appris que Mme Lucille Fauve avait déposé son offrande, il y a trois jours maintenant. Vous l’avez sans doute vue tout à l’heure en passant ? Un candélabre d’argent aux motifs de ronces.
G. J. : Ah ? Euh, oui, peut-être. J’avoue ne pas avoir prêté attention…
LGdM : Vous n’êtes pas sans savoir que Mme Fauve est l’une des figures de proue de l’A.E.L. ?
G. J. : C’est exact. Et alors ?
LGdM : L’Association des Enfants de la Lune a fait l’objet d’une enquête parlementaire le printemps dernier. Lui est notamment reproché l’opacité de ses méthodes de financement et de fonctionnement, l’usage de procédés d’enrôlement psychologique sur personnes vulnérables ainsi que des troubles récurrents à l’ordre public.
G. J. : Oui, je… euh, écoutez. Je ne suis pas avocat ni procureur, encore moins un tribunal à moi seul. Le règlement stipule que toute personne de sexe féminin âgée d’au moins 12 ans est libre de candidater à l’élection. Voilà. C’est aux Ormeluniens seuls que revient le droit de les départager. Nous n’établissons ni n’autorisons la moindre discrimination à l’égard des origines, de la couleur de peau et des croyances de nos participantes. Or, Mme Fauve est majeure et son affiliation à l’A.E.L. relève de ses seules convictions.
LGdM : D’accord, mais vous ne pouvez pas ignorer ce qui ressemble à une tentative d’ingérence de l’organisation dans la politique de notre région ?
G. J. : Ma chère madame, si vous considérez que chaque famille, groupe ou société dont l’un des membres convoite le titre de Sibylle essaie d’infiltrer les pouvoirs publics, j’ai peur que nous soyons partis pour catapulter la moitié de la ville au tribunal. Les Sibylles ne sont pas des ministres ou des maires ! Elles sont… des intermédiaires, voire des conseillères, sous certains aspects. Plutôt des apprenties, en fait. Leur influence n’est, à mon sens, ni démesurée ni trop infime. Souvenez-vous que l’un des buts de cette élection consiste à initier les plus jeunes aux arcanes de la politique. À l’heure où l’on déplore le désintérêt de la population pour cette matière, le rôle de Sibylle me semble plus fondamental que jamais. Je souhaite même que les autres communes nous emboîtent un jour le pas. Accessoirement, n’oubliez pas que l’A.E.L. n’a jamais été jugée ni condamnée, et sans partager de près ou de loin leur reli… leur idéologie, je suis dans l’obligation morale de vous rappeler que les soupçons qui pèsent sur eux… eh bien, sont toujours à l’état de soupçons.
LGdM : Très bien, je n’insiste pas. Merci tout de même d’avoir éclairci cette épineuse question, M. Julliet. Concernant le programme…
G. J. : Le programme… oui. Nos treize candidates se réuniront samedi 7 mai à 18 heures sur la place Grande-Étoile, mais nous vous invitons cordialement à venir en avance. Entre vingt-cinq et trente-cinq mille spectateurs seront présents, inutile de préciser que nous allons être serrés. Le défilé passera, comme de coutume, par l’avenue Chesnes jusqu’au parc Adrien Gousset, mais empruntera cette fois la rue Vicard pour gagner les abords du lac et longer la rive. Neuf kilomètres de marche au total. Une occasion en or pour les touristes d’approcher ces dames ! Converser avec elles, mieux les connaître, entendre leur histoire… Je les ai prévenues, elles seront énormément sollicitées. Pas de surprise. En cas de pépin, et je suis sûr qu’il n’y en aura pas, nous autres organisateurs seront à côté. Mais en général, les gens sont respectueux. C’est rare que quelqu’un se montre trop grossier ou importun. Et quand ça arrive, l’alcool est souvent fautif. Eh oui !
LGdM : Excusez-moi de vous interrompre encore, mais côtoyer la forêt n’est-il pas un choix risqué, compte tenu du nombre de personnes ? En 2004, un couple avait été hospitalisé…
G. J. : Hum, je n’étais pas encore là, mais je crois me souvenir que la police municipale et les gardes champêtres étaient en sous-effectifs, à l’époque ? Et puis… Attendez. Nous parlons bien des touristes qui avaient agité une brochette de bœuf ou de poulet sous le nez d’un loucan solitaire ? Oui, évidemment, nous donnerons toutes les consignes de sécurité par mégaphone et le cortège sera bien encadré. Mieux encadré, pardon, pour que ça ne se reproduise pas. Puis bon, trente mille personnes, les lumières, le bruit… Les animaux, ils n’aiment pas, ça. On trouvera même pas un rongeur à trois kilomètres à la ronde. Et par mesure de précaution, nous allons aussi attirer la meute Delta plus au Sud puisque, soyons honnêtes, quand on parle d’incidents avec des loucans, c’est elle qui nous pose 90% des problèmes.
LGdM : Permettez… 67%, selon les chiffres de la municipalité.
G. J. : D’accord, d’accord, 67 %. Et après ? Nous les tiendrons à l’écart, et tout se passera bien. Le risque zéro n’existe pas. Ça, ce n’est un secret pour personne, surtout dans l’évènementiel. Alors à Sainte-Ormelune en plus ! De toute façon, j’ai confiance en la civilité de nos habitants qui se montreront une fois de plus exemplaires. Et pour les visiteurs moins au fait de nos usages, des consignes claires et simples, des banderoles de sécurité, une escorte bien équipée et le charisme de nos prétendantes, qui seront en tête de la procession, feront le reste.
LGdM : L’épreuve d’esprit, en particulier, est un passage très attendu de cette cérémonie. Très attendu… et très craint ?
G. J. : Oh que oui ! Plusieurs de nos candidates m’ont confié qu’elles appréhendaient cette étape. J’en ai passé du temps, à les rassurer ! Holà, croyez-moi. Ça a pas été une sinécure. À l’exception d’une seule, aucune d’entre elles ne s’est déjà exprimée devant une foule de plus de cent personnes. Alors trente mille d’un coup… Ben oui, ça intimide. Bon, elles se sont entraînées pour l’occasion. Mais que voulez-vous, c’est la coutume ! Une question de philosophie, ou d’histoire, de culture générale, ce n’est pas la mer à boire non plus. Jusqu’à présent, toutes nos prétendantes s’en sont très bien sorties. Nous n’allons pas la rendre facultative ou… Non, il est hors de question que cette épreuve soit abrogée et que l’élection soit réduite à un concours de potiches.
LGdM : J’ai ici les sondages menés cette semaine et tous en effet témoignent de l’importance qu’accordent les Ormeluniens à cette partie de la cérémonie. Ainsi, 86 % d’entre eux reconnaissent le caractère « obligatoire » de cette épreuve.
G. J. : Qu’est-ce que je vous disais…
LGdM : En outre, ce test d’expression et de culture suffit à lui seul à déterminer le vote de 51% des répondants.
G. J. : Cinquante-et-un pour… Ah oui, tout de même ! Mais ça, c’est une mise en bouche. N’oublions pas le symbolique vœu d’espoir qui se tiendra au retour, sur la place Grande-Étoile. Certaines de nos participantes ont préparé un discours chanté, des poèmes, des danses, des acrobaties même… je ne vous en dis pas plus. Vous allez voir, cette nuit restera gravée dans les mémoires. Naturellement, un feu d’artifice pour célébrer les efforts des prétendantes, conclure la cérémonie et inaugurer le buffet. Mais attention ! Nous savons que nos concurrentes ne relâcheront pas leur attention. Car c’est là que pour elles les choses sérieuses vont commencer : les habitants et les journalistes profiteront de ce moment de détente pour les interpeller, les aborder… Un mot de trop est si vite prononcé. Et pas question de s’éclipser une fois la cérémonie terminée : ça leur porterait lourdement préjudice. On veut tout savoir de nos futures Sibylles… Elles fascinent, fascinent de plus en plus. Évidemment, nos postulantes ne sont pas tenues de répondre à toutes les questions, il y a des limites à ne pas franchir, aussi. Mais elles auront déjà improvisé une dissertation en public sur un sujet d’actualité, avec environ dix kilomètres de marche dans les pattes, presque trois heures d’échange avec une foule d’admirateurs insatiables et une performance artistique à la clé, elles seront fatiguées. Harassées. Pour moi, l’élection sibylline, ce n’est pas un test de force, c’est une épreuve d’endurance. D’endurance et de patience. Ah oui ! Croyez-moi, il faut une sacrée condition physique et psychologique.
LGdM : Et dès le lendemain matin, car la nuit porte conseil, les résidents de Sainte-Ormelune seront invités à faire entendre leur voix en déposant un bulletin à la mairie pour élire leur championne, dont les résultats seront annoncés dimanche soir à minuit !
G. J. : C’est cela même. Et je profite de mon passage à la radio pour répéter à nos chers concitoyens : s’il vous plaît, ne mettez qu’un seul nom dans votre bulletin ! Je sais que beaucoup de personnes ne peuvent pas s’empêcher d’inscrire plusieurs noms, de choisir deux, trois, cinq prétendantes. Eh bien désolé, c’est impossible. En plus, votre bulletin deviendra nul. Notez que je ne blâme pas les gens de vouloir élire plusieurs de nos candidates. Moi-même, j’adorerais. Et c’est bien normal : toutes nos héroïnes ont la trempe d’une Sibylle !
LGdM : Quel enthousiasme ! Vous semblez très réjoui par les festivités à venir, M. Julliet. Très réjoui et… très confiant ? Vous ne vous préoccupez donc pas d’un autre abandon du fameux titre ? Le découronnement prématuré de Laura Châtel, notre ancienne Sibylle, embrase toujours les discussions.
G. J. : Oui, mais comme je l’ai déjà dit… Bon, je veux bien le répéter une dernière fois : Laura a été contrainte de renoncer à son titre parce que sa charge était incompatible avec son état de santé. C’est tout. Ce n’est pas dommage, c’est son droit. La Sibylle, à plus forte raison dans une décision qui la touche personnellement, est souveraine.
LGdM : Des rumeurs prétendent que sa volonté de prendre soin de son frère depuis qu’il a été victime de cette épidémie de jeux dangereux n’est qu’une façade pour dissimuler un autre problème plus… épineux ?
G. J. : Je vous demande pardon ?
LGdM : M. Julliet ! Ce n’est pas à vous que je vais remémorer le dénouement abrupt du mandat de nos précédentes élues. Et cette vieille légende dont on entend régulièrement parler, la « malédiction des Sibylles ». Vous savez, cette comptine qu’on apprend dans les cours d’école, sous le préau, qu’on s’échange encore aujourd’hui à voix basse sous les bureaux…
G. J. : Bon. D’abord, il n’a jamais été prouvé d’un point de vue statistique que les Sibylles ont plus de chance d’être victimes d’un accident que le reste de la population. Leur mandat dure une vie entière, alors évidemment qu’il est plus susceptible d’être… interrompu par un évènement quelconque. Quant au mythe de la malédiction, tout est dans le nom. C’est un mythe.
LGdM : Mais l’histoire de Laïs aux yeux noirs est encore tenue pour vraie par de nombreuses personnes. Nos sondages là-dessus sont formels. Nos auditeurs, eux, se souviennent : Laïs, la prétendante déchue, qui reviendrait depuis la forêt tourmenter les élues avec cet mélodie caractéristique qu’elle fredonnerait pour annoncer sa venue. Si vous voulez, je peux récit…
G. J. : Non ! Non, merci. Je l’ai assez entendue. En fait, j’aimerais beaucoup… Bon, mettons les choses au clair : nos candidates portent déjà une lourde responsabilité sur les épaules qui les préoccupent beaucoup, alors si on les accable en plus avec toutes ces âneries, pour rester poli… Et je parle en tant qu’amateur de films d’horreur, hein ! Vraiment, j’aime Sainte-Ormelune et ses légendes, mais qu’elles ne prennent pas le pas sur le réel. N’oubliez pas que certaines de nos participantes sont encore des collégiennes. Vous allez me les déprimer, avec vos racontars morbides…
LGdM : Allons, M. Julliet. Les collégiennes de chez nous y sont habituées, à ces rumeurs. On y a tous eu droit. Un rite de passage à l’adolescence. Ne soyez pas surpris que les gens se demandent…
G. J. : D’accord, ils veulent savoir, mais en tant qu’Ormeluniens, ils sont aussi habitués à ne pas toujours connaître la réponse. La connaître ou la comprendre. Et c’est normal. Écoutez, je n’ai qu’un souhait : que nos prétendantes puissent se préparer tranquillement, sereinement, pour les épreuves qui les attendent. Elles feront merveille, ayez confiance. Mais entre les journalistes qui vont les aborder avec la délicatesse d’un sanglier en rut – je parle des autres, ceux qui ne viennent pas d’ici – et les inévitables rivalités sur lesquelles on pourrait s’étendre une heure ou deux, est-ce que…
LGdM : Pardon ? Ainsi, des rivalités opposent quelques-unes de nos candidates ?
G. J. : Excusez-moi. Oubliez ça. Elles sont assez stressées comme ça pour qu’on en rajoute une couche avec… quoi ? Une énième histoire de fantôme ? Le coup de l’esprit vengeur qui s’introduit sournoisement dans la chambre pour arracher les yeux de sa victime dans son sommeil ? S’il vous plaît. On a vu plus original.
LGdM : Une légende urbaine de plus, donc, selon vous ?
G. J. : « Une de trop », vous voulez dire. Le problème, quand il y a trop de légendes, c’est qu’on finit par ne plus prendre au sérieux celles qui sont vraies. Ça fait un bruit de fond, une pollution constante. Tenez, j’avais lu un de vos articles sur ces dingues, là, qui s’amusent à coucher à droite à gauche pour refiler le sida à des étudiants, à Nantes ou Paris, je sais plus. C’est parce qu’on prend ce genre de faits divers à la légère qu’ils finissent par devenir des affaires d’État. Au bout d’un moment, il faut mettre un stop aux rumeurs parasites autour de nous qui nous empêchent de voir l’essentiel, sinon on ne s’en sort plus. Et pour moi, ces histoires de Laïs et de sibylles déchues, ça en fait partie.
LGdM : Eh bien, nos auditeurs se contenteront de cette version, alors. Merci à vous pour cet échange, M. Julliet. Nous serons à vos côtés pour couvrir les épreuves et le couronnement de la Sibylle qui auront respectivement lieu le 7 et le 8 mai sur la place Grande-Étoile. Un dernier mot, peut-être, pour conclure cet entretien ?
G. J. : Un dernier… Oui, bien sûr. J’invite les habitants de Sainte-Ormelune à venir nombreux pour l’évènement, nos candidates auront besoin de tous leurs encouragements. Et puisque celles-ci, j’en suis certain, sont aussi en train de nous écouter, je veux les féliciter pour leur ténacité, leur courage, et ce formidable spectacle qu’elles vont nous offrir. Un grand bravo et un immense merci à vous toutes, mesdames ! Grâce à vous, j’espère que nous pourrons accueillir dans une ville en liesse et à peu près ordinaire, du moins en apparence, tous nos invités du reste de la France et même du monde, à qui nous dirons fièrement : « Mesdames, messieurs : bienvenue à Sainte-Ormelune ! »