La curiosité n’est pas toujours un vilain défaut. Du moins, pas tant que l’on s’en sort en un seul morceau. Tel est le credo de l’intrépide Grégoire Giovanelli, élève de l’école élémentaire de Sainte-Ormelune, qui partage aujourd’hui avec nous son aventure dans le Musée des mutations en dehors des heures d’ouverture. Un pari perdu avec une camarade de classe le mettait au défi de braver l’interdit pour prouver son courage. Le garçon, en dépit de son jeune âge, ne se démonte pas. (Re)découvrez un monument de féérie et de ténèbres comme si vous étiez dans sa poche.
Avant-propos : Grégoire Giovanelli entre par effraction dans le Musée des mutations à 22 h 57, en s’introduisant par une fenêtre au rez-de-chaussée de l’aile est. Il est équipé d’un sac à dos, d’un survêtement de sport sombre et d’une petite caméra portative.
[Début de l’enregistrement]
[00 h 00 min 05 s] Ouf. Ça y est. Ça y est les amis ! Je suis arrivé dans le musée. Bon, ça commence mal parce que j’ai failli me faire repérer par le gardien. Heureusement qu’il y avait les tables d’expo, je me suis planqué dessous et j’ai attendu au moins 10 minutes pour être sûr de pas me faire repérer. À partir de maintenant, il va vraiment falloir que je fasse attention. Pour la fenêtre… ben, je vais la laisser ouverte. Des fois qu’il faudrait que je me replie. On sait jamais.
[00 h 00 min 48 s] Donc j’en profite pour faire une dédicace à la classe des CM2-A de Sainte-Ormelune, comme promis. Ah oui, avec une mention spéciale à Livia et Jorich, sans qui je serais jamais venu risquer mon cu… ma peau. Merci les copains de m’envoyer ici tout seul, c’est super sympa, vraiment. Fallait pas. Dernière fois que je fais un pari avec vous. Un peu marre de me faire avoir à chaque fois. D’ailleurs, Jorich avait triché, comme la fois au bras de fer, mais bon. Puisque personne me croit, allons-y pour la visite.
[00 h 01 min 21 s] Euh, je me rapproche de l’entrée, là. Bon, pas trop quand même, à cause des caméras. Voilà, j’ai promis que je filmerai Säjis, la mascotte du musée. Normalement… Attendez. Ha ! Ah non. En fait, il… Ha ha ! Vous avez vu ? Quand on le filme trop longtemps, il y a l’image qui saute. C’est pour ça qu’il y a ce panneau, à côté de lui. Ça dit : « Attention ! Ne pas approcher de la vitrine vos appareils photo, caméras et autres dispos… dispositifs électroniques. Risques d’auto-destruction de l’équipement ». Ben moi, une fois mon frère, celui qui est au lycée, il est venu visiter le musée avec sa classe et il a cassé son portable comme ça. Il voulait filmer Säjis pour voir si ce qu’on racontait sur lui était vrai et ben, figurez-vous que ça a déglingué son portable. Ma mère était pas super contente, surtout qu’en plus, il s’est fait pincer par sa prof’. Ça a bardé, je vous raconte pas. Bref, moi, je l’aime bien, Säjis, mais surtout de loin. Pas question qu’il me pète ma caméra. En plus, c’est pas la mienne, elle est à mon père, alors voilà. Bon, je reviens dans la salle où j’étais.
[00 h 02 min 43 s] Alors, là, je suis dans l’aile est du musée. Ça commence par un couloir avec plein de collections d’insectes épinglés de chaque côté du mur. J’adore ça, moi, les collections d’insectes épinglés. Bon, c’est un peu dommage pour eux de finir comme ça, mais au moins, tout le monde peut les voir, maintenant. Et puis, c’est pour la science. Ça permet de mieux les connaître, mieux les comprendre… Alors, qu’est-ce qu’il y a ? Les classiques, déjà : mouches, abeilles, frelons, scarabées et… Waouh. Matez un peu la chenille ! Et là, le mille-pattes ! Ah non, c’est une scolopendre, pardon. Une « scolopendre velue ». Scolopendra… capilla. Il y en a un qui est entré dans la maison, une fois. Il a fait peur à ma sœur, ça l’a mis dans un état, je vous raconte pas. Elle m’a demandé de le ramasser, mais moi, je voulais pas, du coup c’est ma mère qui s’en est chargé. Elle l’a pris comme ça, à main nue, sans hésiter, pour aller le jeter dehors. Eh ouais, ma mère, elle a peur de rien ! Alors que la morsure des scopol… scolopendres est très très dangereuse. Je me souviens d’une photo dans un livre, une main toute noire ouverte jusqu’à l’os. C’était tout pourri dedans, la peau était en train de tomber. Horrible. C’est pour ça que je lis pas d’encyclopédies, ça fait trop peur. Ah ! Et là, il y a un châtiment blanc. Poena divina. Brrr. Ceux-là, pas besoin de les présenter, on les connaît tous. Autant j’adore les papillons, autant ceux-là peuvent disparaître, ils manqueront à personne. Bon, je passe vite fait de l’autre côté et après on va dans la grande salle.
[00 h 04 min 19 s] Ici, c’est plutôt le coin des araignées. Faut dire qu’on en a un paquet, à Sainte-Ormelune. C’est pour ça qu’il n’y a pas beaucoup d’arachnophobes, chez nous. On peut pas vivre à Sainte-Ormelune si on aime pas les araignées. Tiens, il y a un paragraphe, là, à côté d’une tégénaire albinos. Je sais pas pourquoi on précise « albinos ». Elles sont toutes albinos, par ici, de toute façon. On pourrait simplement dire « tégénaire ». Bref. C’est marrant, elle est posée sur un petit coussin. En plus, elle a un nom. Elle s’appelle « Miora ». Hé ! Vous avez vu ? Elle a une petite médaille autour du cou ! Attendez, je lis ce qui est écrit. « Un spécimen unique auquel la ville doit un service peu banal… » Hum… oui… oui… OK. Je vous résume. Alors en fait, une nuit, il y a le père Gabrel, vous savez, le premier curé de Sainte-Ormelune, ben il s’est endormi en laissant sa fenêtre ouverte. Sauf que le lendemain, il a trouvé un châtiment blanc piégé dans une toile d’araignée que la tégénaire là, Miora, avait tissé en travers de sa fenêtre pendant la nuit. Imaginez, si elle avait pas été là. Le père Gabrel, il aurait vécu sacrément moins longtemps, quoi. Et donc, Miora, à sa mort, elle a été déposée dans cette boîte pour être exposée dans le musée. C’est le maire de l’époque qu’il l’a décorée pour… « services rendus à la ville de Sainte-Ormelune ». La classe. Moi, je voudrais bien avoir une médaille comme elle, aussi. Mais c’est mal parti parce qu’au cross de l’école, je finis toujours avant-dernier.
[00 h 05 min 34 s] Bon allez, on passe aux choses sérieuses ! Je vais entrer dans la grande salle. La salle des dinos. Prêt ? Un, deux, trois… Wôah ! Non mais vous avez vu ? WÔ-AH. J’ai pas l’habitude de venir tout seul ici, ça me donne l’impression d’entrer dans un… dans un autre monde. Il y vraiment personne, quoi. Pas un chat. Heureusement qu’ils ont pas éteint toutes les lumières. Ça fait une ambiance assez… spéciale. Le gardien doit toujours être dans les parages, faut faire gaffe. J’espère qu’il va rien m’arriver. Sinon, je saurais à qui m’en prendre. Pas vrai, Jorich ? Non mais t’inquiète, je t’en veux pas. Tout le monde a pas le cran de venir ici sans sa maman, c’est tout. Pareil pour toi, Livia. Mais moi, je vais vous montrer… Y’a pas de quoi avoir peur. Non, non. Du tout, du tout. Oh, purée. Le torvosaure m’impressionne toujours autant. La taille du bestiau, quoi. On voit que lui. Bon allez, je fais un petit tour des autres qui viennent avant. Ah ! Lui, c’est mon préféré. Le compos… compsogna… le compsognathus. Voilà. C’est un peu comme un tyrannosaure de poche : il mange de la viande, sauf qu’on peut l’emmener partout avec nous. Imaginez si on pouvait en avoir un, il mangerait tous les moustiques et les scolopendres pour nous. C’est l’inconvénient avec les dinosaures, ils sont tous morts. Enfin, sauf les oiseaux. Parce que oui, les oiseaux, c’est des dinosaures. Hé, hé, ça vous le saviez pas, je parie, hein ? Eh ouais, c’est mon oncle qui me l’a expliqué, et mon oncle, il est paléontologue. Il découvre des fossiles, comme dans Jurassic Park. Pas mal, hein ?
[00 h 06 min 47 s] Alors, celui-là, c’est un apsosaure. Je l’aime bien, aussi. C’est un cousin de l’ankylosaure, mais lui il vivait chez nous, il y a des millions d’années. Sa tête en forme de bouclier me toujours rigoler. Enfin, il paraît qu’il s’en servait pour écraser ceux qui l’attaquaient, quand même. Le pire, c’est sa queue. Non mais vous avez vu la massue ? Sur le panneau, c’est écrit qu’il s’en servait pour casser des arbres en deux et manger leurs feuilles. Il devait donner du fil à retordre aux tyrannosaures, lui ! Bon, ceux-là, ils sont pas très intéressants, je les passe… On se rapproche du torvosaure. Il y en a un que je voudrais vous montrer… Il est pas là ? Ils ont dû le déplacer. Ah ! Je me suis gouré, il est toujours là. Hé, hé. Admirez la bête. C’est un parasite qui vivait il y a 100 millions d’années. Il se cachait dans les fleurs que mangeaient les herbivores pour entrer dans leur bouche ou dans leur nez. À partir de là, il s’installait quelque part dans leur corps et il faisait un grand vide, d’un seul coup. Enfin, il absorbait l’air dans le dinosaure, comme une éponge, mais très vite, genre un quart de seconde, et ça attirait tous ses organes d’un coup pour faire une boule que le parasite, là, il pouvait manger. Les intestins, les poumons, le cœur, les reins, tout ça, sprouch. Voilà sa pancarte. Le parasite, il créait une pression de « 10-7 Pa ». Je sais pas ce que ça veut dire, « Pa », mais ça doit être beaucoup parce qu’apparemment, ça écrasait le dino de l’intérieur. Pas cool. Lui non plus, je vais pas pleurer sa disparition.
[00 h 08 min 21 s] Ta-ta-ta-ta ! Le torvosaure ! Je peux pas ne pas le filmer, c’est un peu la star, ici. Avec Säjis aussi, bien sûr. Sauf que le dino, il a encore de la peau sur les os. Il est super résistant à la puréfaction… putrésac… purétracti… il met du temps à pourrir, quoi. Torvosaurus gurneyi. Ha ! Vous avez entendu ? J’ai réussi à le dire du premier coup. Lui, c’est un cas assez particulier, parce que le panneau raconte qu’il est vieux de 160 millions d’années, mais il est encore en train de se décomposer. Attendez, j’essaie de filmer la tête pour que vous puissiez mieux voir. C’est mieux, là, non ? Il fait peur, je trouve. C’est peut-être à cause du noir. Il paraît que l’année dernière, un morceau du torvosaure est tombé sur une visiteuse et qu’elle s’est évanouie. Ça a fait des histoires, parce que la peau du dino, elle coûte cher, et en plus c’est grâce à elle qu’on sait qu’ils avaient pas des plumes, mais des écailles. Quand on l’a découvert, le torvosaure, en… heu, en 1911, il était radioactif. Bon, pas trop non plus, juste un peu. Sinon, on l’aurait pas mis comme ça, devant tout le monde. Évidemment. Moi, je l’appelle le « dino magique », parce qu’il est entouré de trucs pas clairs. Et… euh, je vais avancer un peu, parce que j’entends du bruit, à côté.
[00 h 11 min 33 s] Avant de monter en haut, je veux vous montrer quelque chose… Elle est juste là, dans le coin. Voilà. Moi, elle m’impressionne à chaque fois. C’est la mâchoire d’une espèce de mégalodon que des plongeurs ont trouvé au fond du lac Follet il y a plusieurs dizaines d’années. La « Bête du Déluge », comme on l’appelle, parce que d’après la légende, notre lac à Sainte-Ormelune serait le seul de la Terre qui contiendrait encore l’eau du… ben, du Déluge. Celui qui est dans la Bible. Ha ha ! Je parie que vous le saviez pas, ça non plus, hein ? C’est Salim qui me l’a expliqué et Salim, il en connaît un rayon, là-dessus. Bon, pour en revenir à la mâchoire, des gens ont fait des cauchemars, à cause d’elle. C’est arrivé à des personnes dans l’école, aussi. Ils ont rêvé qu’ils étaient dans l’eau, sauf qu’ils voyaient rien du tout, parce qu’ils étaient à des milliers de mètres de profondeur. Ils coulaient comme des pierres, avec l’impression de se noyer, et ils savaient plus où était le haut et où était le bas. Aussi, ils ont tous parlé d’un genre de voix, mais d’une voix très grave, qui fait super peur, comme quand on essaie de parler dans l’eau, mais puissance mille. Je sais pas si vous avez déjà essayé. Et là, sous leurs pieds, avant de se réveiller, une gueule ÉNORME, grande ouverte, avec plein de dents, qui les aspirait et qui se refermait sur eux. Voilà, voilà. On raconte qu’il faut éviter de toucher la mâchoire ou de la regarder trop longtemps pour ne pas faire le cauchemar, c’est pour ça qu’on va pas la filmer plu… (tintements métalliques). Oh, mernuit.
[00 h 12 min 04 s] Bon, je vous explique, il y a quelqu’un qui est passé juuuuste à côté de moi, j’ai dû me cacher derrière le géant. Vous savez, Theutocobus… Theuton… Theutoro… Râh ! Theutobocus Rex. C’est marrant que son nom ressemble à celui d’un dino. Peut-être parce qu’il est géant. Il doit faire au moins cinq mètres de haut. Attendez, je fais le tour, c’est écrit sur la pancarte. Hmm… « 3 mètres 21 ». Oui enfin bon, c’est déjà pas mal. Surtout pour un humain. M’étonnerait pas qu’il se bagarrait avec des dinosaures, lui. Bon, sinon les copains, je vous cache pas que ça commence à devenir chaud, là. J’espère que je me suis pas fait repérer. Normalement, je suis censé être au lit chez moi, en ce moment. Si mon père doit me chercher au commissariat, il va me tuer. Mais bon, franchement, il vaut que ce soit lui plutôt que ma mère.
[00 h 12 min 32 s] Ça y est, y’a plus personne ? Allez, on y va. Vite, vite, vite. Les escaliers… Mernuit ! La lampe. Non, ça va, elle s’éloigne. Mais, euh… il est bizarre, le gardien, non ? Un peu grand, je trouve. Il a une drôle de façon de marcher, aussi. Ça fait « clic-clic-clic » quand il avance. Et il tousse. Il est malade ? ‘Tendez, je crois qu’il va passer par là. Je coupe.
[00 h 12 min 47 s] (Une lueur dans le couloir. Des bruits de pas et de respiration saccadée.)
[00 h 15 min 02 s] Punaise, je… Elle est allumée, la caméra ? Ah flûte, le voyant est toujours vert. Je suis en train de gâcher la batterie. Bon les gars, là, j’ai vraiment eu chaud, alors on passe à la suite puis moi, je me barre. Rien à faire si vous êtes pas contents. Pas envie de me faire choper.
[00 h 15 min 26 s] Donc, cette salle-là, c’est encore des squelettes, mais des squelettes humains. Des squelettes humains bizarres, je précise. Des mutants, un peu. « Nos ancêtres insoupçonnés. » Bon, d’abord, les normaux. Homo antecessor… homo neanderthalensis… homo heidel.. hei… hei-del-ber-gen-sis… Purée, coriace, celui-là. Bon, les autres, on s’en fiche un peu. Je passe aux meilleurs. Homo quadrumanus, facile à reconnaître celui-là, à cause de ses quatre bras. Homo magnosum… paraît qu’il était capable de décrocher sa mâchoire pour engloutir ses proies. Matez les dents, aussi. On dirait un gorille. Et dire que ça aurait pu être l’un de nos ancêtres. Homo… euh… Homo meitesteris. Ah ça, ça doit venir de Charles Meitester, vous savez, l’archéologue. Même qu’on l’a étudié en classe. Bon, j’avoue, j’ai pas trop écouté, mais je me souviens de son nom. C’est déjà pas mal. Homo metaphensis. Alors lui, la taille de son crâne, ça m’épate à chaque fois. Il devait être hyper intelligent. Imaginez s’il était encore vivant. Imaginez… peut-être qu’il aurait sauvé la Terre du réchauffement climatique. Ou peut-être qu’il nous aurait réduits en esclavage. Bah oui, hein, tout est possible. Ce qui me choque, moi, c’est ses yeux. Ils sont énormes. Je pourrais presque passer la main dedans…
[00 h 18 min 11 s] Je crois que le gardien est redescendu en bas, donc on va passer par le balcon pour nous rapprocher de l’aile ouest. Ensuite, on fera l’aile nord, si on a le temps. Ici, on a surtout des objets d’art, des grands et des petits. Des carafes, des gobelets, des pots, des pièces, des peaux, des outils, des… C’est quoi, ça ? Des tasses ? Pourquoi elle sont remplies ? Je lis. « Service à thé inépuisable. Se remplit spontanément en puisant dans les fluides naturels de son utilisateur. A permis aux peuples primitifs de survivre dans des conditions extrêmes. » Rien compris. Oh ! Il y un schéma pour illustrer. On voit pas trop. Attendez, je mets le mode nuit et je zoome un peu. Ah ! Mais c’est… Eurk ! J’aurais mieux fait de pas regarder. Beurk. Dégueu. Allez, la suite. Là-bas, ll y a Kaïrn, le frère de Sajïs. Il paraît qu’il s’entend pas avec lui, c’est pour ça qu’on l’a mis là. En plus, je viens de me rendre compte que c’est une statue. Mais Sajïs, lui, c’est une momie ? Comment ils peuvent être frères ? Pas logique. C’est comme si on me disait que j’étais frère avec… avec… je sais pas, moi. Avec un chimpanzé ? Bon d’accord, l’exemple est mal choisi, mais n’empêche, c’est assez bête.
[00 h 20 min 36 s] Eh voilà ! « Crimes et châtiments ». Ma salle favorite. Pour toi aussi, Livia, je sais que tu l’aimes bien. Cette vitrine-là, surtout… Wôah. La taille des couteaux. Non mais vous avez vu ? Punaise. Les premiers poignards de la Loge des chasseurs. Et ça, c’est… une photo d’eux, en tenue de chasse et tout, avec leur chapeau, un tricorne, je crois que ça s’appelle comme ça. 1898. Ouais, ils avaient la classe, à l’époque. Dommage que certains aient mal tourné. Hé ! Ces couteaux-là, je les connais, c’est des kriss. Ils ont la lame tordue pour faire des hémorragies dans le corps. « Alliage de fer et de génite. » D’après le papier, ils ont été fabriqués avec du métal trouvé dans les météorites. La classe. J’aimerais tellement en avoir un comme ça. Le truc, c’est qu’ils en vendent pas, à la boutique de souvenirs. Je suis déjà allé vérifier. Je crois que c’est pour éviter que des gens fassent des bêtises avec. Et ça… c’est un masque. Un masque de peau. La barbe, les cheveux, il y a encore tout, avec deux trous pour les yeux. Je sais pas si vous vous souvenez ? Il apparaît dans le 6e épisode de Souvenirs de Sainte-Ormelune. C’est un des masques de l’Homme au visage greffé. Avant, ils en avaient toute une collection, mais les familles des gens qu’il a tués ont demandé de les détruire. Moi, je trouve que c’est normal. Ça peut se comprendre. J’aimerais pas retrouver le visage de mon frère dans cet état. Pareil pour ma sœur, et pourtant je passe mon temps à me disputer avec elle. N’empêche, c’est dommage de les détruire, parce que si les gens oublient comment il manipulait ses victimes et que quelqu’un décide un jour de faire la même chose, ben… Ça craint, quoi. Enfin bon, c’est que mon avis.
[00 h 21 min 08 s] Bon sang, j’ai vraiment pas l’habitude d’être tout seul dans le musée. Bon, pas tout seul non plus, j’ai ma caméra avec moi. Ça me fait quelqu’un avec qui parler. Hé, hé. Voyons, voyons… les « Petites victimes du réseau de Jouvence » ? Tiens, ça doit être nouveau, ça. Elles étaient pas là, la dernière fois. En tout cas, c’est assez glauque. Je vais essayer de faire quelques photos, la caméra a une option exprès pour les photos. Et à côté, il y a… Sérieux, on devrait rebaptiser ce musée « le Musée des squelettes ». Il y en a tellement, c’est n’importe quoi. Ici, il y a une exposition sur les camionnettes. Vous avez dû en entendre parler, elles sont souvent impliquées dans des kidnappings. Je parle des enlèvements d’enfants, surtout. Elles créent des vagues de panique, pas seulement ici, mais partout en France. Le truc, c’est qu’en général, il y a pas de preuve que leur conducteur enlève des enfants pour de vrai, mais il y en a plusieurs qui ont été lynchés par la foule, parce qu’on a cru que… ben, qu’ils avaient enlevé des enfants. Sauf qu’ils étaient innocents. Si vous savez pas ce que ça veut dire, « lyncher », en gros, c’est quand les gens croient que vous avez fait quelque chose de mal et qu’ils vous font du mal aussi, mais pour se venger, et ils sont toujours plus nombreux que vous. C’est triste, mais ça arrive souvent.
[00 h 23 min 13 s] Houlà, il y a pas beaucoup de lumière par ici. Je crois que les ampoules fonctionnent plus. On s’approche quand même ? C’est écrit, quoi, là-haut ? « Anima… troniques et marionnettes. » Ouh, il a vu de meilleurs jours, celui-là, comme dirait ma mère ! Le « Valet de Cœur ». Lui, il apparaît dans l’épisode 31 de SDSO1Souvenirs de Sainte-Ormelune. C’est comme le Turc mécanique et Énigmarelle, c’est un canular, mais très spécial. Il a tourné dans tous les cabarets et salons de Paris : Le Chat Noir, le Palais de Versailles, l’Élysée, etc. On raconte qu’il était imbattable aux échecs, mais les gens payaient quand même pour jouer contre lui. Wôah ! Il y a plein de noms de ministres et de présidents dans la liste. De Gaulle, Charles Pasqua, Valéry Giscard d’Estaing, Jean-Louis Debre, François Mitterrand, Jacques Chirac…. mais aucun n’a gagné. Comment ça s’est fini ? Eh ben… Un client a perdu contre le Valet de cœur dans un restaurant de Montmartre. Il a accusé son créateur, M. Scarlatti, d’avoir truqué la partie. Alors il lui a demandé de lui montrer le mécanisme pour lui prouver que c’était pas du pipeau, mais M. Scarlatti a refusé. Aïe, aïe. Ça a mis le bazar et finalement, l’automate a été démonté de force et dedans, ils ont trouvé… un corps en train de se décomposer ! Ça explique les traces noires et brunes dans l’automate. Après, les clients ont cherché M. Scarlatti pour avoir des explications, mais il avait disparu et depuis, on l’a plus jamais revu. En plus, le corps n’a jamais été identifié. Là, on voit bien comment s’est fait à l’intérieur, au moins. Par contre, la personne devait être toute tordue pour tenir dedans. Sur la pancarte, c’est écrit que des experts l’ont analysé et ont déduit que les engrenages sont des faux et que l’automate pouvait seulement être ouvert de l’extérieur. Allez, je le filme une dernière fois. Vous trouvez pas qu’il fait un peu peur ? C’est peut-être parce qu’il est à moitié dans le noir. Ou peut-être parce que j’ai lu son histoire. En tout cas, je suis bien content d’être de ce côté de la vitre.
[00 h 26 min 01 s] (sifflement de surprise) Il y a même une section de la salle réservée au Lapin noir. Le vrai Lapin noir. Il y a des écrans, mais ils sont tous éteints. Je parie qu’ils montrent des enregistrements où le Lapin noir apparaît. Ça aussi, c’est nouveau. Ça n’y était pas, la dernière fois. C’est marrant, parce qu’on a fait un exposé sur le Lapin noir avec Jorich, l’an passé. Évidemment, il était malade le jour de la présentation, alors j’ai dû passer tout seul. Lâcheur. Hé, matez le costume, là-bas ! Bon, c’est une reproduction, hein. Mais quand même. Je me demande si dedans il y a… Non ? Non, évidemment. Faut pas rêver. Je comprends pas pourquoi ils l’ont rangé dans cette salle. D’accord, le Lapin noir, il a envoyé des tas de gens à l’hôpital, mais à la base, c’est pas du tout un tueur. Juste un personnage de film et de dessin animé. C’est comme l’épisode de Pingu2Série de films d’animation hélvético-britannique diffusés entre 1990 et 2006 et comprenant 156 épisodes. Plusieurs épisodes ont été censurés en raison de leur contenu jugé inquiétant ou incongru. avec le morse géant sur la banquise, là. On croit que le morse va manger Pingu et du coup on a peur pour lui, mais en fait le morse est gentil et veut juste jouer avec Pingu. Ben, pour moi, le Lapin noir, c’est un peu pareil. Il est pas méchant. Enfin… C’est juste qu’on comprend pas trop ce que c’est et ce qu’il veut, on sait pas d’où il vient et pourquoi il est là, alors forcément les gens se posent des questions et se racontent des histoires. Mais au fond, il est pas méchant. Même si bon, son apparence, elle joue pas en sa faveur.
[00 h 28 min 29 s] Bon, les gars, je crois que le gardien est monté à l’étage, donc je vais me grouiller de finir la visite et je me casse. Tant pis si vous êtes pas contents, je vais pas me faire pincer pour vous faire plaisir. Je veux bien être cool, mais bon, il y a des limites.
[00 h 28 min 42 s] Au fait, si vous vous demandez pourquoi tout est noir et blanc dans la salle, c’est à cause de lui. M. Merveille. Il absorbe les ondes. Des ondes électro… magné… statiques ? Je vérifie. Ah, c’est « électromagnétiques et acoustiques ». Voilà. Il absorbe les ondes électromagné…tiques et acoustiques. Donc autour de lui, il n’y a pas de couleurs et il n’y a pas de son. Là, c’est la troisième fois que je le filme. Tout à l’heure, j’étais trop près de lui et je m’entendais pas parler. Alors, son histoire. M. Merveille, il appartenait à un cirque itinérant qui est venu à Sainte-Ormelune dans les années 70. Il y a un employé du cirque qui l’utilisait pour attirer des femmes dans sa caravane et les empêcher d’appeler au secours. Quand ça s’est su, M. Merveille a été confisqué par la police, puis il a atterri au musée. Le pauvre. Il a dû voir des choses horribles. Pas étonnant qu’il broie du noir. À l’origine, c’était une attraction défectueuse, il paraît. « Défectueuse », ça veut dire « qui marche plus », pour info. Moi, il me fait de la peine, M. Merveille. Mais bon, je vais pas le mettre dans ma chambre non pl… (cliquetis de chaîne) Mernuit ! (bruits de pas précipités)
[00 h 29 min 55 s] Ça craint, ça craint, ça craint. Punaise, pourquoi je suis venu ? De toute façon, s’il m’attrape, je dirai que c’est Jorich et Livia qui m’ont envoyé ici. Moi, au départ, je voulais pas. Tout ça, c’est à cause de vous, d’abord. Vous avez toujours des idées complètem… Shht. Il arrive.
[00 h 30 min 37 s] Je me suis caché sous la table, celle du cabinet de curiosités. Il est toujours là, j’ose pas sortir. Faut que je fasse tout le tour pour redescendre à la fenêtre. Je voulais vous montrer la Tablette du Déluge et les taxan… texiderm… taxerm… bref, les animaux empaillés, quoi. Mais là, ça va pas être possible. (Craquement de parquet.) NON. Non non non non non non. Viens pas vers moi, viens pas vers moi, pitié, pitié…
[00 h 30 min 52 s] (Bruits de pas lourds qui se rapprochent. Respiration irrégulière et sourde.)
[00 h 30 min 58 s] (Cliquetis de chaînes et toux rauque.)
[00 h 31 min 01 s] (Nouveaux bruits de pas.)
[00 h 31 min 46 s] (Chuchotement) Mer… Il est parti ?
[00 h 31 min 54 s] (Craquements de plancher et tintement inaudible.)
[00 h 32 min 29 s] (Bruits de pas qui s’éloignent. Violente quinte de toux.)
[00 h 32 min 38 s] Put… ! Ses pieds ? Non mais vous avez vu ses pieds ? Il en a quatre, j’ai pas rêvé ? C’est quoi, ce… J’en peux plus, je veux partir. Je dois… Vous voyez le couloir là-bas ? Bah, moi, j’y vais. M’en fous s’il est caché et qu’il m’attend. S’il m’attaque, je le frappe avec la caméra. Désolé, P’pa, mais là, j’ai pas le choix.
[00 h 33 min 55 s] À la une, à la deux…
[00 h 34 min 11 s] À la trois, à la quatre…
[00 h 34 min 21 s] (Bruits de course. Multiples craquements de parquet. Respiration irrégulière. Lointain cliquetis de chaîne.)
[00 h 34 min 33 s] Non, non, non…
[00 h 34 min 37 s] Il vient par là ?
[00 h 34 min 39 s] (Toux rauque et sons de tintements proches. Bruits de pas pressés suivis d’un bruit de verre cassé.)
[00 h 34 min 45 s] NON ! Non, non, non, non, non.
[00 h 34 min 52 s] La momie, elle est où, déjà ? Par là ? Putain, j’ai oublié.
[00 h 35 min 13 s] Là ! La fenêtre…
[00 h 35 min 17 s] (Grincement. Un cri suivi d’un bruit sourd.)
[00 h 35 min 20 s] J’AI RÉUSSI ! Je suis… je…
[00 h 35 min 25 s] (Bruits de pas rapides sur le pavé.)
[00 h 37 min 14 s] C’est… bon. Je crois que… Punaise. J’ai plus… de souffle. Sérieux, il a failli me choper. Il était à genre, vingt mètres ! Non, non : dix mètres. Il était en bas, avec les dinos, et trois secondes après, je l’ai entendu derrière moi sur le balcon. Mais what the fuck, quoi. Putain…
[00 h 40 min 01 s] C’est bon, je suis arrivé rue de la Dîme. Je suis bientôt chez moi. Bon, ben, la vidéo s’arrête là. Au moins, ça se finit bien. Heureusement que j’avais la caméra. C’est comme dans les films d’horreur, le cameraman est toujours le seul survivant. Ha, ha…
[00 h 40 min 16 s] Bon, pas toujours. Mon cousin, une fois, il m’a montré un film qui s’appelle un « fine footage » ou un « food footage », je sais plus. Je me souviens juste qu’il y a des gens dedans qui cherchent une sorcière dans une forêt et que ça donne des enregistrements paranormaux. Et à la fin, on sait pas trop ce qui est arrivé à celui qui filme. C’était pas mal, mais sinon, sans plus. Ça manquait d’effets spéciaux.
[00 h 40 min 37 s] Allez, bonne nuit les copains. Salim, j’espère que ça te suffira comme preuve pour me faire rentrer dans la bande. À part toi, je suis sûr que personne d’autre aurait le cran d’explorer le musée tout seul. Jorich et Livia, je vous oublie pas. Vous allez me le payer. La prochaine fois, je vous prends aux osselets, et je vous enverrai dormir pendant une nuit entière dans la vallée avec deux lampes torches au milieu des loucans. Vous allez voir, ça va vous calmer. Non mais.
[Fin de l’enregistrement]
Avertissement
Le présent reportage est diffusé dans la Gazette de Minuit avec l’accord de M. Sheriff, conservateur en chef du Musée des mutations, après que l’excursion interdite de Grégoire ait été découverte et fait l’objet d’excuses officielles.
Note : Certains de nos lecteurs ont fait observer que la fenêtre du musée donnant sur la rue Motière par laquelle est passé notre jeune reporter est normalement verrouillée. La raison pour laquelle elle était ouverte cette nuit-là reste encore à éclaircir.
Note n°2 : M. Sheriff, le conservateur en chef, a confirmé qu’aucun gardien n’effectuait de ronde ce soir-là dans le musée, le titulaire de ce poste étant victime d’une pneumonie pendant la nuit du tournage.