Il n’est simplement plus possible de l’ignorer. Qu’il fasse de nous son repas tandis que nous sommes à table ou qu’il vrombisse à notre oreille à l’instant sacré où nos paupières se ferment, son omniprésence dans les foyers de Sainte-Ormelune est de moins en moins tolérable. Né des pluies torrentielles qui s’abattent depuis plusieurs semaines sur le Val des Sylphes, un certain diptère capable de piqûres aux effets inquiétants sème le trouble jusque dans l’intimité des foyers de la ville.
L’adolescent est là, face à elle. D’une voix douce et tremblante, elle se présente pour la troisième fois, une photo de famille à la main, lui désignant son père, sa demi-sœur, son oncle, sa grand-mère. Aucune réaction. Elle se met à genoux, essaie de l’étreindre. Un tressaillement suivi d’un geste de recul. Le garçon, l’air hagard, la dévisage avec effroi. Rien dans son regard ne suggère qu’Ismaël reconnaît celle qu’il l’a élevé pendant presque quinze ans. Sa mère, Laïla, ne fait plus mine de retenir ses larmes. « Je ne comprends pas. Je ne comprends pas », murmure-t-elle, les yeux rougis. « Pourquoi lui ? Pourquoi, mon Dieu ? Pourquoi ? ».
À bout de forces, elle brosse le portrait d’un jeune homme jovial et sportif, amateur d’aviron et de cinéma, dont le génie l’a plusieurs fois illustré lors des tournois d’échecs de son collège, le propulsant au titre de vice-champion du lycée où il vient à peine de faire son entrée. Une passion d’enfance, héritée de son grand-père, désormais révolue. Ismaël ne sait en effet plus ce qu’est un roque ni de quelle manière se déplace le cavalier sur les soixante-quatre cases de l’échiquier. Son père, Mihaïl Aftalion, lui-même ancien joueur professionnel, l’invite encore à disputer une partie de temps à autre. « On sait jamais, des fois que ça lui fait remonter un souvenir ou une image à la surface. Parce qu’il s’en est passé des choses, autour de ce vieux plateau en chêne, mine de rien. Il s’en est passé… Mais il s’en souvient pas. Il s’en souvient plus. » Toutes ses tentatives de conversation avec son fils s’achèvent dans le silence et le désespoir : son enfant ne le reconnaît plus. Pire : il le craint. « On est devenus des inconnus pour lui en un mois et demi », gémit sa mère. « Il lui est arrivé la même chose qu’à mon père. Tous les médecins le disent : il n’y a plus rien à faire. »
Drôle de coïncidence
Pour éclaircir les circonstances de l’accident, un voyage dans le temps s’impose. Deux mois plus tôt, la famille Aftalion accueillait chez elle les grands-parents d’Ismaïl, couple de médecins parisiens à la retraite, pour leurs retrouvailles annuelles. « Ma mère aime beaucoup Sainte-Ormelune, même si la nuit en continu, ça finit par lui peser », nous explique Laïla. « Alors ils ne restent que trois jours à la maison, pas plus. C’est pas beaucoup, mais c’est mieux que rien. » Pour son père, chez qui la maladie d’Alzheimer s’est déclarée à soixante-deux ans, le voyage dans le Val des Sylphes revêt une signification particulière. Son épouse en vante les bénéfices. « C’est curieux, parce qu’il n’a jamais oublié Sainte-Ormelune. On y est allés la première fois pour nos trente ans de mariage, et depuis, il m’en parle chaque semaine. Notre après-midi à l’Observatoire, les œufs de coq de bruyère qu’on nous a servis au restaurant, notre balade au bord du lac, et ce match de foot aérien, là, avec les gens qui se déplacent en flottant dans les airs et s’envoient la balle pour marquer des points… Il ne se rappelle plus des noms. Il a du mal, avec les mots. Mais les images, les sons, les odeurs, tout est là. »
Quand il n’est pas au lycée, Ismaïl côtoie ses grands-parents pendant toute la durée de leur séjour. Selon son père, le jeune homme ne fait montre d’aucun comportement anormal et semble même « plutôt heureux » de la réunion de famille, bien qu’il digère mal le délabrement intellectuel de son aïeul, qui lui cause un profond malaise. Sa mère ne s’en étonne pas. « Son grand-père, c’était un peu une partie de lui. Après tout, c’est lui qui lui a appris [les échecs] quand Ismaël était tout petit. Ils s’entendaient super bien, tous les deux. Ils adoraient faire des farces à ma mère, quand elle s’endormait en regardant les infos. Une fausse tarentule sur l’épaule, une toile d’araignée dans les cheveux, ils ne manquaient jamais d’idées. Deux grands gamins ! » Pourtant, Ismaël échange peu de mots avec son aîné pendant les repas et les promenades, voire l’évite volontairement. « Sa démence lui a tout pris. À cause d’elle, mon père n’est plus le même », explique la mère du jeune homme. « On a l’impression que quelqu’un d’autre s’est glissé dans son corps et qu’on peut plus le chasser de là. »
C’est environ deux semaines après le séjour de ses grands-parents dans leur maison qu’Ismaël commence à se plaindre des défauts de sa mémoire. Le fil de sa pensée s’effiloche, les mots lui échappent, leur articulation est incertaine, presque chaotique. Réputé studieux et travailleur, le jeune sportif voit ses notes s’effondrer dans toutes les matières à une vitesse effarante. Ses relations aussi en pâtissent. Joachim, 17 ans, son meilleur ami depuis l’école primaire, témoigne. « Quand il arrivait le matin au lycée, il me serrait plus la main, enfin pas tout de suite. D’abord, il me regardait pendant plusieurs secondes sans rien dire, comme s’il essayait de se souvenir de quelque chose. Alors je lui demandais comment ça allait, et lui, il me disait à chaque fois que je lui rappelais quelqu’un, mais qu’il savait plus qui. Au début, je croyais qu’il plaisantait, que c’était pas sérieux, quoi. Mais maintenant, ça me fait plus rire. Il reconnaît plus les profs, il oublie les devoirs, il se perd dans les couloirs… C’est grave. Ismaël, pour moi, il est parti. Il est plus là. »
Le premier d’une longue série ?
Examiné tour à tour par son médecin traitant puis par le Dr Francis Ricœur, neuropsychologue et consultant à l’hôpital de Sainte-Ormelune, le verdict tombe à l’issue d’une batterie de tests comme un couperet : les symptômes d’Ismaël correspondent étrangement à ceux de la maladie d’Alzheimer contractée par son grand-père. Mais le professionnel demeure sceptique : comment l’adolescent, en excellente santé et sans antécédents médicaux, peut-il se retrouver victime d’un syndrome qui ne se déclare d’ordinaire que chez les plus âgés ? « On ne peut déterminer à coup sûr la présence ou l’absence d’Alzheimer chez le patient qu’à titre post-mortem », rappelle le Dr Ricœur, pragmatique. « Il y a donc une faible chance que le diagnostic soit incorrect, mais c’est très peu probable. D’après l’IRM, son hippocampe et l’amygdale sont dans un état très proche de ceux son grand-père. J’ai du mal à croire à une coïncidence. »
Un autre détail trouble le neuropsychologue. Un point violacé situé à la base du cou, d’environ un centimètre de diamètre, sous la chevelure du jeune homme, que relève notamment son médecin généraliste. Scruté à la loupe, rien ne distingue, hormis sa couleur, la blessure d’une piqûre d’insecte ordinaire. « D’abord, on a cru à la peste argentée. Je vous raconte pas l’horreur », se remémore le père d’Ismaïl. « Maintenant, on a la certitude que c’est Alzheimer. Voilà. Personne comprend ce qui s’est passé. La maladie est apparue, comme ça, sans raison, directement à un stade avancé. C’est dégueulasse. Les médicaments peuvent rien pour lui. Vous entendez ? Rien. » Interrogée sur d’éventuels signes suspects quant à la démence précoce de leur enfant, M. Aftalion n’ajoute rien, mais son épouse garde le vague souvenir que le grand-père d’Ismaïl était pris de démangeaisons lors de son séjour chez eux. « Un jour ou deux, mais c’est vite parti. »
Pourtant, le cas d’Ismaïl est loin d’être isolé. Aux abords du lac Follet, dans une vieille maison de style provençale, un jeune couple de cadres récemment installé voit aussi son quotidien bouleversé. M. François Ganet, 29 ans, ingénieur en imagerie médicale, déclare ainsi s’être réveillé au beau milieu d’une nuit orageuse, haletant et trempé de sueur. Pour la première fois de sa vie, les coups de tonnerre le font trembler et les traits de foudre lui soulèvent le cœur. Impossible de se rendormir. Pour Mme Laure Clairgène, sa compagne, il n’y a aucun doute quant à la nature du trouble. « Il a attrapé mon astraphobie1Peur panique de l’orage et d’autres phénomènes célestes.. On sait pas comment. On sait pas pourquoi. Mais on sait qu’il l’a attrapée. » Autre contamination inexpliquée dans la rue Vraie-Murmure, où une retraitée et sa fille ont contracté les symptômes exacts de la maladie de Parkinson dont souffre leur voisin de palier : difficultés à déglutir et articuler, paralysie du pied et du bras gauche le midi et le soir ainsi que des secousses incontrôlables au niveau de l’index et de l’auriculaire. Un dernier cas remarquable près de la place grande-Étoile où habitent les Dupondt : le père ainsi que les fils aîné et cadet ont récemment développé les troubles du spectre autistique du benjamin de la famille, avec une sévérité identique et une rapidité foudroyante. Le premier y a laissé son emploi, les deux autres leur scolarité et leur avenir.
« Parkinson contagieux, Alzheimer contagieux, et maintenant des cataractes en série ! Vous vous rendez compte ? »
Quand André Karnes, chercheur au CNRS et spécialiste des troubles oculaires, entend parler d’une forme de cécité contagieuse sévissant rue Saint-Pierre, son scepticisme scientifique le rend d’abord hermétique à la panique ambiante. « Je croyais à une plaisanterie de très mauvais de goût de la part de mes collègues », confesse-t-il, embarrassé. « Parkinson contagieux, Alzheimer contagieux, et maintenant on parle de cataractes en série. Vous vous rendez compte ? Dix-sept cas dans le même quartier en presque trois mois. Inouï. On a recensé plus de deux cents personnes victimes de ces épidémies depuis la fin de l’été, et on voudrait bien les aider, mais ça fait trois mois qu’on réclame le budget pour. Là, j’essaie de faire bonne contenance devant vous, mais croyez-moi qu’on se pose des questions sur le futur de la ville. De sérieuses questions. »
Sans céder à l’inquiétude ni à la fébrilité, le conseil municipal a nommé dès mi-septembre une commission d’experts pour enquêter sur le sujet. Les premiers résultats, dévoilés par les équipes des Drs Magner et Ricœur à la Gazette de Minuit, mettent en accusation un coupable si ordinaire que l’on peut s’étonner qu’il soit resté inconnu si longtemps. « Au départ, on a montré du doigt les gouttes d’Automne et les bleus de Cassis, deux espèces hématophages réputées pour les plaies bleu cobalt qu’elles laissent sur la peau. Mais les accidents semblent se produire uniquement à domicile, alors nous avons rapidement éliminé les tiques et les papillons. Ne restaient plus que les punaises de lit, quasiment éradiquées dans les années 2000, et les moustiques », commente Mme Laura Strass, spécialiste des maladies exotiques.
M. Gaëtan Kimbo, président de l’Association des Entomologistes de Sainte-Ormelune, se félicite d’avoir été consulté par les pouvoirs publics dans l’affaire. « Évidemment, ça a été une grande surprise pour nous tous de découvrir une nouvelle espèce de diptère dans la vallée. Bon, plus une mauvaise qu’une bonne surprise », admet-il. « Le problème, c’est que les gens ne réagissent jamais de la même façon à sa piqûre : certains ont un bouton de la taille d’une aiguille et d’autres des cloques énormes. En plus, il est très difficile de le distinguer physiquement du moustique commun. On pense que c’est une sous-espèce, mais on ne sait pas encore comment elle s’est développée. Ni comment, ni pourquoi. » En dépit des efforts conjugués de son équipe et des laboratoires de Sainte-Ormelune, les spécimens capturés n’ont pas encore révélé tous leurs secrets. En effet, l’étude de la salive de l’insecte n’a mis en évidence aucune bactérie, virus ou agent pathogène capables de transporter d’un hôte à l’autre des maladies normalement non contagieuses. Culex diluvii autumnalis est toutefois fortement suspecté de conserver « une mémoire pathologique » de ses proies grâce à la collecte de leur ADN tandis qu’il se gorge de sang.
Une hémorragie dans le tissu social
Les premières recommandations officielles ne se sont pas fait attendre. Disponibles sur son site et placardée aux quatre coins de la ville par les services municipaux, elles invitent les citoyens, entre autres, à éliminer les foyers de reproduction potentiels en se débarrassant des débris végétaux et récipients susceptibles d’accumuler l’eau de pluie ainsi à qu’à se prémunir des piqûres en portant des vêtements sombres et amples, sans oublier l’usage des fameuses moustiquaires. Mme Annabelle Rivière, maire adjointe, nous résume la situation. « Généralement, le cas du moustique est assez complexe, parce qu’il joue un rôle primordial dans l’équilibre de l’écosystème. En le supprimant, on affame d’autres espèces, comme les hirondelles, les martins-pêcheurs, les chauves-souris, les grenouilles ou les libellules. Mais là, on n’a pas le choix. Il y un danger, alors il faut agir, et vite, pour protéger les gens. » Sur proposition de Mme la Sibylle Sasha Petit, des équipes de volontaires se sont mobilisées pour rendre visite aux habitants isolés et les aider à débusquer les nids.
Pour autant, les statistiques font planer sur la ville un sombre présage. Le nombre de divorces a augmenté de 218 % en trois mois et les cas de violence conjugale ont quasiment triplé. En cause : des conjoints devenus méconnaissables, une envolée des fugues d’enfants ainsi qu’une augmentation notable des conflits au sein du foyer. M. Côme Velázquez, porte-parole d’une association locale de citoyens, s’en attriste. « Ma femme est devenue paranoïaque du jour au lendemain. Avec les enfants, on la reconnaissait plus. Elle gardait tous les volets et les rideaux fermés, on passait notre temps à vivre dans le noir. Impossible de les rouvrir sans qu’elle fasse une crise. Elle fermait tout à clé, elle bouchait la serrure de notre chambre et de la salle de bain avec du coton pour pas qu’on l’espionne. La télé et l’ordinateur, c’est simple, elle a tout balancé. À la fin, même les enfants avaient plus le droit d’aller à l’école ni moi au boulot. Elle croyait que le Ministère allait nous enlever. C’était pas tenable. Ni pour eux, ni pour moi. Le divorce a été prononcé avant-hier. »
Jacques Feuillée, maître de conférence à l’Université de Sainte-Ormelune et spécialiste des situations de crise, salue la réaction de la municipalité. « Disons-le franchement : si un pareil évènement s’était déclenché à n’importe quel autre endroit de la France, ç’aurait été l’hystérie collective. Mais ici, le conseil municipal prend les devants et va frapper à la porte de l’habitant. C’est cette prévention, cette constance de la relation humaine qui met les gens en confiance. Ils savent que là-haut, il y a déjà quelqu’un qui s’inquiète pour eux et qui prépare un plan de secours. » Selon lui, la mairie, déjà rompue aux situations de ce genre, tire surtout des leçons des erreurs passées du Ministère des Ombres. « La révélation de l’arrivée du Club S.I.D.A. à Sainte-Ormelune en juillet dernier, après que deux mineurs aient déjà été abusés, est très mal passée dans l’opinion publique. Le plus dévastateur pour l’autorité, c’est que les gens apprennent qu’il y a un problème d’une autre bouche que la sienne. La foule reproche alors aux gouvernants leur silence, les rend complices de la crise, et c’est le début de la défiance généralisée. »
Dans une annonce officielle parue début octobre, le Ministère a sobrement félicité les premières mesures de la municipalité tout en mentionnant leur caractère « insuffisant » et « palliatif ». En effet, la Voix de l’État mise pour sa part sur des solutions plus radicales incluant la castration chimique des moustiques mâles, d’ores et déjà en cours de préparation par les laboratoires, ainsi que la mise au point de parasites fongiques capables de rendre les diptères aveugles de naissance. L’Association des Entomologistes de Sainte-Ormelune et le Centre Faunique du Val des Sylphes, qui saluent tous deux les solutions proposées, mettent toutefois en garde contre une possible mutation de Culex diluuvi autumnalis lors de son exposition à des substances chimiques.