Depuis le début des années 2000, une dizaine d’Ormeluniens, enfants et adolescents, se volatilisent chaque année sans laisser de trace. Sollicitées par un certain Syndicat du Quatrième mur, organisation bien mal connue des autorités, les jeunes victimes se seraient vu proposer un « service d’exfiltration d’urgence de la réalité » auquel elles auraient répondu favorablement. Tandis que la police et les enquêteurs s’acharnent à prévenir de futures disparitions, les proches des victimes sont affamés de réponses.
Quand le beau-père de Timoé nous introduit dans sa chambre, rien en ce lieu intime ne laisse deviner un départ à la hâte, une scène de lutte ou l’écho d’un désarroi adolescent. Les posters d’Eminem et d’Avicii qui tapissent les murs, les trois boîtes de Kapla sagement rangées dans leur coin, la collection de masques vénitiens au-dessus du lit et les étagères ployant sous les mangas et romans de fantaisie témoignent au contraire d’une jeunesse ordinaire, sinon épanouie. Et pourtant.
« On a touché à rien. Ça fait trois ans que sa chambre est dans cet état », déclare sobrement Matthieu, le compagnon de sa mère, en nous désignant le quartier de vie. « Je m’en souviens comme si c’était hier. Un mardi matin, vers huit heures. Il mettait du temps à descendre pour prendre son petit-déjeuner, alors je l’ai appelé. Trois fois. Il n’a pas répondu, alors je suis venu le réveiller pour éviter qu’il soit en retard au collège, mais sa chambre était vide. J’ai fouillé la maison, le jardin, appelé l’école, les voisins. Rien. » Le jour de la disparition, Timoé est âgé de treize ans. Étonnamment, son lit et ses devoirs sont faits, ses affaires rangées et son sac d’école est prêt à l’usage. Plus troublant encore : aucun habit ne manque dans la penderie de l’adolescent à l’exception d’un caleçon et de la chemise usée qui lui servait de tenue de nuit. En guise de pièce à conviction, son beau-père brandit un prospectus avec colère. « Sa mère l’avait trouvé dans son sac plusieurs semaines avant la disparition. Un truc qu’on lui a donné à l’école, apparemment. On pense qu’il y a un lien, qu’il a été attiré et qu’il s’est fait piéger. Comment ? Par qui ? Ça fait trois ans qu’on n’en sait rien. Et on en peut plus. »
De prime abord, le document en question, format A5, en papier glacé1« et tâché de sang ? » Non, trop cliché. Laisser en l’état., est l’antithèse d’une publicité. En première page, une fillette, assise à table et coiffée d’un chapeau festif, déballe une pelote de ficelles sous les applaudissements de deux marionnettes à l’allure inquiétante, l’une grimée en homme et l’autre en femme. Au-dessus, un message en lettres capitales : « Julie n’a plus l’âge de jouer à la poupée, alors elle en est devenue une ». Et tout en bas, en petits caractères, une statistique des plus intrigantes sinistres : « Plus de 1000 personnes dans le monde sont évacuées chaque année par nos soins de l’émission de télé-réalité dont elles sont prisonnières depuis leur enfance. Sauvez votre vie. Rejoignez-les maintenant »2Trop promotionnel. Risque de servir la propagande du Syndicat. À réécrire..
Omniprésente pollution
Deux cent vingt-quatre. C’est l’estimation actuelle du nombre de versions du document en circulation, selon la police, qui en récupère près de trois mille deux cents chaque année, un « nombre stable en légère augmentation ». Laissés dans les boîtes aux lettres ou dans les commodes des hôtels, abandonnés sur la voie publique ou dans les salles d’attente des praticiens, le dépliant se fondrait volontiers dans le décor de Sainte-Ormelune s’il n’était pas de si mauvais goût3attention, jugements à double tranchant. ne pas trop édulcorer.
Murielle Santon, gérante d’une maison d’hôtes, ne décolère pas. « Avant, je gardais un panier dans le vestibule, avec les brochures de toutes les attractions de la ville, pour les gens et les touristes de passage », témoigne-t-elle, agacée. « Et un jour, une femme, une cliente, est arrivée et elle s’est plainte d’être tombée sur une publicité un peu… inquiétante. Elle m’a montré le papier, et dessus, on voyait… on voyait un petit garçon aux toilettes qui était… ben, espionné par des caméras de surveillance.4À dire d’une voix écœurée, au bord de la nausée. Marquer une pause (3 s au moins) pour accuser le coup. Réprimer un haut-le-cœur ? Sous la porte, au-dessus du mur, et même en-dessous… Oui, oui ! Et ça racontait une histoire à dormir debout, comme quoi on était filmé à notre insu et qu’il fallait s’enfuir ou s’évader d’un scénario pour déjouer un genre de complot5« Complot », bien pour discréditer. À réutiliser.… Bref. J’ai reçu au moins six plaintes à cause de ça. J’ai déplacé le panier à brochures dans le salon, pour l’éloigner de la porte, puis dans la salle des repas. Ensuite, j’ai décidé de mettre moi-même les papiers directement dans les chambres, mais rien à faire. Ça continuait encore et encore. Et dans les avis sur Internet, croyez bien qu’on m’a pas loupée ! Je suis passée à ça d’un procès », souffle-t-elle, exaspérée. Désormais, Murielle remet les dépliants officiels en mains propres à ses clients et fait le tour des chambres deux fois par jour pour en déloger les intrus parasites.
Une procédure semblable est d’ailleurs en vigueur à l’office du tourisme, dans la bibliothèque municipale, au Musée des mutations et jusque dans l’Hôtel des Abysses, où le personnel mène des rondes et inspections régulières afin de détruire tous les prospectus douteux à défaut de prendre leurs auteurs sur le fait. « Ici, ça fait un bail qu’on en fait plus tout un foin », relativise Catherine Mignon6personnage très (trop ?) désinvolte. adoucit le crime. à supprimer ?, conservatrice en chef de la bibliothèque. « On a déjà les très classiques vols de livres de temps à autre par des universitaires peu scrupuleux, des affiches de mauvais goût à décoller chaque semaine sur les murs dehors à cause de la propagande du Parti des Ombres7Rappeler qu’ils n’ont aucun lien avec le Ministère ? Des gens continuent de faire l’amalgame., et de temps à autre, on a une pile de papiers obscènes qui vient se poser bien en vue, à l’accueil, quand le réceptionniste a le dos tourné. Bon. Par contre, c’est plus embêtant quand ils les glissent dans les livres sur les rayons. Là, à moins de fouiller chaque page de chaque livre, les enlever tous avant que l’ouvrage soit emprunté, c’est mission impossible. »
Déplorable pour les uns, absurde angoissant anxiogène pour les autres, l’insolente multiplication des prospectus réjouit néanmoins discrètement Éric Mauprès et Luc Gothard, jeunes entrepreneurs originaires de Lyon, qui ont trouvé le moyen de tirer parti de cette abondance de papier indésirable. « On l’a appelé le Reforesteur ! » s’enthousiasme Éric8L’enthousiasme est feint, presque forcé., jeune diplômé d’une école de commerce, en tapotant l’énorme machine cylindrique à côté de lui. « Le concept est tout con : on transforme le papier en arbre », résume son acolyte Luc, chimiste en métallurgie reconverti à la cause écologique. « Évidemment, la formule est brevetée, mais en gros, il s’agit de recomposer la cellulose en fibres, puis de réunir les fibres en bois, et le bois en arbre. » Et cela marche-t-il ? Les deux entrepreneurs se consultent du regard, indécis9Tension palpable, grimaces d’effroi bienvenues, le Syndicat est dans toutes les pensées.. « Pour l’instant, on a surtout réussi à obtenir des greffons. Presque tous viables, je précise. D’ici deux ans, si tout se passe bien, on devrait pouvoir fabriquer notre premier arbrisseau ! Le premier d’une longue série. » À titre d’anecdote, leur invention a déjà valu aux deux entrepreneurs une invitation à déjeuner ainsi que les félicitations personnelles de Philippe Neumann, chef de file du Mouvement pour la Sauvegarde du Val des Sylphes qui, depuis le revers la raclée le revers essuyé par son parti aux législatives, entend remettre au goût du jour le reboisement des zones défrichées, en particulier au sud-est de la ville.10justifie la destruction de la propagande –> bonne chose
Des victimes mineures et consentantes ?
Les brochures, régulièrement confisquées par les surveillants dans les cours de récréation, y sont devenues de véritables objets de collection, prisées et échangées par les élèves de primaire ainsi que nombre de collégiens11Risque de donner le mauvais exemple aux enfants ? Peut faire le jeu du Syndicat.. Selon Dominique, la mère de Timoé, membre de l’association des parents d’élèves, son fils se serait retrouvé en possession du document fatidique, une « édition limitée », lors d’un échange avec un autre élève de sa classe12la mère n’est pas assez expressive, elle devrait haïr le Syndicat. Personnage mal écrit. Mme Kellmer, directrice de l’école de Sainte-Ormelune, relève la popularité inquiétante de cette nouvelle mode : « Ça a détrôné le Mirror Challenge, mais je ne suis pas sûre que ce soit pour le mieux et maintenant c’est encore pire. La plupart des images que comportent ces dépliants montrent clairement des scènes choquantes un attentat à la pudeur des enfants en bas âge, et je ne parle même pas des conseils donnés dedans, qui appellent à masquer son visage en permanence, à cesser de parler, fuir ses parents et d’autres inepties »13Ton courroucé, voix tremblante, d’autant plus qu’elle a des enfants, ça la touche personnellement. Elle sait de quoi elle parle. Près de trois cents brochures représentant de jeunes garçons et filles espionnés et manipulés par diverses entités sont ainsi arrivées dans son bureau avant d’être remises à la police.
Mais si le dépliant jouit d’un prestige superficiel auprès d’une jeunesse en quête de frissons et d’interdits, certains élèves lui réservent un tout autre accueil. « Il y en a qui y croient vraiment »14Observer un temps de silence (2 ou 3 s), lever les sourcils, hocher la tête, prendre un air consterné, presque fataliste., observe Mme Kellmer. « En général, ce sont les plus solitaires, les plus sensibles, ceux qui souffrent et ne se sentent pas à leur place. Ils se réunissent entre eux, au CDI par exemple, et ils se posent des questions, en particulier sur le rôle que jouent leur famille ou le personnel éducatif dans leurs problèmes personnels. Quand tout sonne faux autour d’eux, parce qu’ils ont du mal à se trouver des camarades, que les notes sont à la baisse ou les parents en instance de divorce, il est tentant de croire en un autre monde, plus vrai, plus positif, même s’il n’existe pas15Mauvaise idée. Revient à faire le jeu du Syndicat.. »
Un avis partagé par les parents de Timoé : leur fils, qui comptait peu d’amis et souffrait régulièrement des brimades de ses camarades, se serait peu à peu replié sur lui-même depuis son entrée au collège et serait devenu très influençable. « Il a eu une période où il nous posait souvent des questions sur l’Association des Enfants de la Lune16À voir. Pas un bon plan de faire de la publicité à ces tarés.. Mais vraiment beaucoup, beaucoup. On lui demandait de se calmer, mais il repartait à la charge, à chaque fois. Chez lui, c’était une obsession. Au final, on a arrêté de lui dire que c’était une secte, parce qu’on a pensé que c’est justement ça qui le fascinait », se souvient Matthieu, abattu. « Et un jour, il a commencé à ne plus parler du tout. Il est devenu muet comme une tombe. On l’a emmené chez le docteur, chez le psy, on a pris rendez-vous avec le directeur du collège, mais ça n’a servi à rien, on nous a dit qu’il était en bonne santé et que ça se passait bien.17met à mal l’autorité, le supérieur va pas aimer » Selon lui, le fait que le père biologique de Timoé, éducateur de profession, ait été recruté par l’A.E.L. alors que son fils était encore un enfant ne serait pas étranger à l’engouement fiévreux de l’adolescent pour le complot et l’occultisme.
Ce dernier, ayant deux fugues à son actif, était déjà connu des services de police, bien que les enquêteurs n’envisagent désormais plus une telle piste. « Personne ne s’enfuit de chez lui habillé en tout et pour tout d’un caleçon et d’une chemise », croit bon de préciser le lieutenant Clark Nescher18Gouttes de sueur sur le front, cernes sous les yeux, un dossier volumineux dans une main, une tasse de café dans l’autre. S’efforce d’être aimable et professionnel, même si le cœur n’y est pas. « À chaque fois, presque tout indique que la disparition a lieu au domicile de la victime, en particulier dans la chambre ou la salle de bain. On y relève fréquemment les traces d’une activité anormale, frénétique, avec une quantité de cheveux, de poils et d’empreintes très élevée dans des endroits plutôt exigus, comme à l’intérieur du placard ou sous le lit. Les personnes qui disparaissent entièrement nues ne sont pas rares.19le sous-entendu n’est vraiment pas tout public » Or, ces observations se heurtent à chaque fois à la consternation et la colère des parents endeuillés, qui accusent l’incompétence des autorités. « À quoi ça nous avance de savoir que notre fille a disparu dans sa chambre ou la salle à manger en sous-vêtements ? » fulmine Maïa, une mère désemparée. « On les paie pour retrouver nos enfants, alors qu’ils le fassent ! »20caution morale, sert de catharsis –> serait suspect si personne ne perdait patience dans une telle situation
Dissection d’une brochure ravisseuse
« Tes parents te grondent et te frappent sans raison ? Tes camarades de classe te rejettent et se moquent de toi dans ton dos ? Tu travailles beaucoup à l’école et tes notes ne font que descendre ? C’est normal. Depuis que tu es tout petit, tu vis dans une grande émission de télé-réalité regardée par des millions de spectateurs du monde entier. Tes parents, tes copains, tes professeurs, tous les gens autour de toi sont des acteurs payés pour jouer un rôle dans ce film dont tu fais partie malgré toi pour rendre ta vie excitante et attirer plus de spectateurs. Sauf que pour rendre ta vie excitante, ces gens te poseront toujours des problèmes, car dans une histoire, il doit toujours y avoir un gentil et un méchant pour divertir le public. Et nous, nous voulons t’aider à quitter cette émission pour que tu puisses retrouver tes vrais parents qui t’attendent, ici, chez nous, dans un monde sans gentils ni méchants21Insister sur la dichotomie bien / mal –> O. K. Discours pas trop enfantin ?. »
Introduction commune à toutes les brochures éditées par le Syndicat du Quatrième mur
S’ensuit une liste de recommandations illustrées à l’attention de l’enfant pour l’aider à se soustraire lui laisser entendre qu’il convient de résister à l’hypothétique influence du « Scénariste » et de ses comédiens, parmi lesquelles : porter plusieurs couches de vêtements et dissimuler son visage en permanence, y compris à table, sous la douche et au lit pour se protéger des « micro-caméras »22Note : penser à mieux les cacher la prochaine fois. ; se murer dans le silence en toute circonstance pour contrecarrer les dialogues ; résister aux tentatives des adultes de le « déshabiller » et de le « faire parler » notamment par la fuite ou l’usage de la force ; adopter des comportements erratiques afin de « déjouer le scénario »23Trop de guillemets ? risque de discréditer le propos –> profite à la propagande du Syndicat. Pas bon, etc. Le dépliant invite ainsi l’enfant à s’enfermer dans des espaces clos tels qu’un placard ou un grenier entre 2 et 4 heures du matin, espace où les membres du fameux « Syndicat » seraient capables de le joindre pour l’évacuer et le mettre en « sécurité », l’exposant par là même au risque de mourir d’asphyxie ou de soif s’il se retrouvait bloqué ou enfermé24Excessivement dramatique et peu probable en raison des parents..
Pour le sociologue Jacques Feuillée25Rappel : dernière fois qu’on le recrute, bon acteur mais trop gourmand sur les cachets., maître de conférences à l’Université de Sainte-Ormelune et auteur du Petit traité de l’hystérie collective au XXIe siècle (éditions Humensis), la défiance envers les membres de sa famille et de son groupe social serait née à Sainte-Ormelune avec l’affaire de l’Homme au visage greffé en 1995, rendu célèbre par son talent inné pour l’usurpation d’identité. « En fait, son nombre de victimes, qui reste impressionnant26pas la peine d’en dire davantage, est assez modéré en comparaison d’autres figures du crime à Sainte-Ormelune », rappelle le professeur. « C’est après son arrestation que son don surnaturel pour l’imitation de la voix, des manières est devenu de notoriété publique. Quand les gens ont appris qu’il se substituait aux parents de ses jeunes proies pour gagner leur confiance, la peur a commencé à gagner la ville la ville a peu à peu sombré dans la terreur. »
Un phénomène largement amplifié, à l’époque, par la rumeur infondée27mention inutile, tout le monde le sait déjà selon laquelle l’Homme au visage greffé aurait échappé à son exécution, alors autorisée à titre exceptionnel en 1996 1998 par décret de Jacques Chirac. Le sociologue, pour sa part, en accuse une autre : « Une théorie encore vivace laisse entendre que le meurtrier n’aurait jamais été arrêté et aurait au contraire emprunté l’identité d’un agent ou d’un juge pour faire condamner un innocent à sa place. La presse l’a démenti une dizaine de fois au bas mot, mais vous connaissez le succès de ce genre de petites histoires chez nous. Beaucoup y ont cru. Et du jour au lendemain, les gens ont commencé à se méfier de leurs voisins, les frères de leurs sœurs et les enfants de leurs parents. »28À prononcer avec une voix lente, grave, terrible.
Les cinéphiles avertis n’auront pas manqué de noter la ressemblance du monde scénarisé et télévisé que prétend combattre le Syndicat du Quatrième mur avec l’intrigue de The Truman Show (1998)29bien vu le coup du film, pour mieux les ridiculiser, le célèbre film du réalisateur australien Peter Weir ayant donné son nom à un syndrome peu banal ; le délire de type « Truman », promu en 2012 par deux chercheurs, Joel et Ian Gold, dans un article de la revue américaine Cognitive Neuropsychiatry intitulé « The « Truman Show » delusion: psychosis in the global village ». Les personnes atteintes, à l’image du protagoniste Truman Burbank (Jim Carrey), découvriraient autour d’elles un monde faux, préfabriqué, peuplé de comédiens et rempli d’accessoires, où les caméras, omniprésentes, enregistreraient chacun de leurs faits et gestes pour les diffuser à des milliers milliards millions de spectateurs invisibles, de l’autre côté des murs en carton peint et décors de synthèse.
Laurence Monfort30Fait très français. Idée : + de diversité dans les noms ?, psychiatre à l’hôpital de Sainte-Ormelune, établit une corrélation entre ce trouble, encore non-reconnu par la presse scientifique, et la détresse des enfants qui croient leurs parents des imposteurs. « Ici, les habitants ont une capacité de résistance et de résilience hors du commun qu’ils ont développée par la force des choses », commente-t-elle. « Mais on observe malgré tout l’émergence d’un syndrome nouveau chez certaines personnes, entre la mégalomanie et la paranoïa, et ces papiers ridicules et mensongers31Attention, ne pas s’acharner –> risque de se discréditer tracts jouent très clairement un rôle dedans. »
Un rêve pas comme les autres
Chez une minorité de jeunes en effet, la tentation de s’affranchir d’une vie digne d’un mauvais script est grande. Éloïse, élève au pensionnat Rose-Garcin, espère faire partie des prochains disparus. Pour ses condisciples, elle est une « fille bizarre », « sale » et « seule »32Stéréotype de l’enfant brimé, cliché à nuancer. qui se maquille à outrance, en vient aux mains avec s’oppose violemment aux professeurs et trouve refuge dans les toilettes pendant les récréations. L’une des surveillantes, à qui la jeune fille se confie parfois à demi-mot, en brosse un portrait touchant. « Elle n’a jamais eu de chance, la pauvre. Son père aurait été le trésorier du Parti des Ombres, il a mis fin à ses jours à cause de l’épuisement. Elle n’a jamais digéré sa mort, et sa mère, c’était pire. C’est comme ça qu’elle a fini chez nous. On sait qu’elle est… qu’elle a été chahutée par les autres. On a pris ça très au sérieux, les coupables ont été punis, bien sûr. Mais il y a une part d’elle qui est toujours absente, lointaine. Quand je lui ai demandé ce qu’elle souhaitait, si elle pouvait voir un jour l’un de ses vœux se réaliser, elle m’a répondu qu’elle voudrait, je cite, « se libérer du spectacle »33Très glauque, bien joué.. Je ne suis toujours pas sûre de ce que ça veut dire. » La responsable nous informe par ailleurs avoir déniché pas moins de dix-sept brochures dans les affaires personnelles de sa jeune protégée. « Ses camarades m’ont dit qu’elle les lisait et relisait de long en large. C’est très, très inquiétant. Heureusement, chez nous, les casiers et les placards sont fouillés chaque matin et soir et sont verrouillés la nuit. »
Et qui sont les auteurs de cette lugubre publicité, d’abord ? Interrogé, le lieutenant Nescher envisage au moins deux possibilités. « Les coupables faciles, les plus évidents, les plus dangereux,34Vous voulez en faire des martyrs ou bien ? ce sont les cadres de l’Association des Enfants de la Lune. Ils ont un passif d’emprises mentales sur personne vulnérable long comme le bras, sans parler de leur appétit pour les nouvelles recrues et les jeunes un peu perdus, qui est un secret de polichinelle. Mais aucune preuve ne va dans ce sens, et ce n’est franchement pas leur genre d’enlever des enfants. L’A.E.L. reste quand même très attachée à sa réputation. L’autre hypothèse35attention ! ça ne doit pas ressembler à une diversion, c’est une utilisation malheureuse, si on peut dire ça comme ça, de la mâchoire de la Bête du Déluge, qui a déjà provoqué plusieurs tours de passe-passe de ce genre. Mais monsieur le conservateur m’a assuré qu’elle n’a jamais quitté le Musée des mutations ».
Une troisième théorie, qui implique une organisation criminelle originaire de Paris36Excellent pour leur mettre l’eau à la bouche !, serait « sérieusement étudiée » par les forces de l’ordre, mais le lieutenant refuse d’entrer dans les détails par crainte de compromettre l’enquête. Il promet toutefois des nouvelles « très bientôt » et invite les parents dont les enfants sont sensibles à l’influence du Syndicat à se rapprocher des autorités dans les plus brefs délais.