« Tout est possible dans le Val des Sylphes », pensons-nous avec exaspération et fierté à la lecture des faits divers quotidiens de notre chère vallée. Une nouvelle rencontre hors-norme semble fonder cette théorie. Alors que l’un de nos journalistes enquêtait sur le passé sordide de la masure abandonnée au 14, allée Antoine Ciremin, un félin doué de parole, bondissant sur une clôture décrépie, s’est proposé de livrer son témoignage. En exclusivité pour nos lecteurs, un entretien édifiant avec un authentique matou de Sainte-Ormelune.
Avertissement : Pour des raisons de commodité, le présent entretien a fait l’objet de changements mineurs, notamment dans le genre et l’accord des mots, ainsi que la description des formes et des couleurs. Ces exceptions faites, l’entretien est transcrit le plus fidèlement possible.
La Gazette de Minuit : Ahem. Monsieur le chat ? Bonjour ?
Un chat noir : …
LGdM : Allons, ne soyez pas timide. Vous venez de parler il y a quelques instants, non ? Je n’ai pas rêvé ? Comment avez-vous appris à parler comme un humain ?
Un chat noir : Orage.
LGdM : Plaît-il ?
Un chat noir : Orage. C’est le grand sans queue qui parle ma langue. Pas ma langue qui parle celle du grand sans queue.
LGdM : Quel rapport avec… Attendez. « Grand sans queue » ? C’est le nom que vous nous donnez ?
Un chat noir : C’est votre nom. Les yeux dorés vous appellent ainsi, grand sans queue.
LGdM : « Grand sans queue »… Un amusant surnom. Amusant et compréhensible. Et ces « yeux dorés » ? De qui s’agit-il, au juste ?
Un chat noir : Mais vous avez d’autres noms. Pour les longues ailes, vous êtes des grands sans-plumes, mais seulement sur la terre. Quand les longues ailes s’élèvent dans le grand bleu, vous devenez des petits sans-plumes. C’est ce que raconte Imslva mon compagnon. Moi aussi j’aimerais plonger dans le grand vide comme les longues ailes pour dérouler la pelote blanche derrière les voiles de brume. Mais il y a la chose tout là-haut, cachée dans le grand vide, la chose qui sait rugir et qui sait pleurer. Invisible aux yeux dorés. Ombrage. La chose pourrait-elle me dévorer ?
LGdM : Attendez, attendez. On va reprendre. Permettez, je sors mon calepin. Dégaine un crayon… Voilà. Donc, pour vous, nous les humains sommes des « grands sans queue ». D’accord. Et vous, les chats, vous vous appelez des… ?
Un chat noir : « Chat » ? La petite sans queue utilisait ce nom, elle aussi. Avec un autre. « Merci. »
LGdM : Ha ha ! S’agirait-il de votre nom, monsieur le chat ? « Merci » ? Ma foi, c’est un fort joli nom.
Un chat noir : Salbète.
LGdM : Pardon ?
Un chat noir : Salbète, c’est comme ça que m’appellent les grands sans queue. Surtout le sans queue à la fourrure jaune lorsqu’il me chasse de la tanière qui crie. Quand la petite sans queue voulait me toucher, le sans queue à la fourrure jaune m’appelait très fort et rendait l’air dur comme la pierre entre la petite sans queue et moi. Alors je ne pouvais plus entrer. Et si j’étais dans la tanière, alors je ne pouvais pas sortir. Orage.
LGdM : Bien, bien, bien. M’est d’avis que la conversation va être compliquée. Ahem. Allons, monsieur le chat. Choisissez. Comment vous appellerais-je ? « Merci » ? « Orage » ? Ou… « Salbète » ?
Un chat noir : Salbète. Premier nom que m’a donné un sans queue. Le grand sans queue peut l’adopter, s’il le veut. « Salbète » est plus élégant, aussi.
LGdM : Ce n’est pas mon avis, mais allons-y. Monsieur Salbète, je suis un grand sans queue. Et vous, qu’est-ce que vous êtes ? Comment appelez-vous votre famille, vos amis… ?
M. Salbète : Des yeux dorés. Toutes les ailes du grand bleu parlent des yeux dorés. Elles se rient de nous parce que nous voyons les couleurs de la nuit comme les longues-ailes ne les voient pas. Elles ont peur de nous parce que nous les mangeons aussi. Parfois.
LGdM : Mais les « yeux dorés », c’est vous ? Non ? Si, évidemment. Les chats dans la nuit ont toujours les yeux qui brillent, surtout ici, à Sainte-Ormelune. Bien sûr. Et les « grandes ailes » ? Des oiseaux, des corbeaux, des pies, des mésanges… ? Je présume. Bon. Monsieur Salbète, passons au plat de résistance. Comment connaissez-vous Mme Jul… Je veux dire, la petite sans queue ? Votre première rencontre ? Racontez-nous, monsieur le chat.
M. Salbète : Elle me donnait des fourrures fuyantes. La petite sans queue était maligne. Elle les attrapait avec un croc de métal. Croc de métal par terre, devant le trou. Quand la fourrure passe, le croc la mord. La petite sans queue mangeait les fourrures fuyantes avec moi. Elle en donnait à un autre petit sans queue qui lui ressemblait beaucoup, mais jamais aux grands sans queue. Eux fouillaient dans des pots de métal pour manger la chair morte dedans.
LGdM : ‘Tendez, vous m’avez encore largué. Des « fourrures fuyantes » ?
M. Salbète : Délice. Minuscule. Oreilles pointues, grande queue. Des poils, partout. Courent toujours. Parfait pour jouer. Gorgée d’eau rouge.
LGdM : Ah ! Oui, je vois. Continuez, je vous prie, monsieur Salbète.
M. Salbète : Le grand sans queue me comprend-il ? Je parle comme les yeux dorés parlent aux yeux clos pour que le grand sans queue comprenne.
LGdM : Pour l’instant, tout est clair. Enfin, je crois. Pourriez-vous me parler encore des deux petits sans queue ? Ils m’intéressent beaucoup.
M. Salbète : Les petits sans queues sont à vous ? Vous n’avez pas la même odeur. Eux sentent l’eau rouge ou l’eau blanche. Vous sentez… hmpf. Autre chose. Hmpf. Agréable. Fort mais agréable. Ressemble à l’odeur des clochettes blanches à l’ombre des titans qui murmurent.
LGdM : Ha ha ! Bas la truffe, monsieur le chat. Vous sentez là mon eau de Cosmos-au-lait n°3. Hé ! Ôtez cette patte de ma chemise, voulez-vous ? Merci. Concentrons-nous plutôt sur les petits sans queues. Il n’y en avait que deux, nous sommes d’accord ?
M. Salbète : Hmpf. Hmmmpf. Oui. Deux petits sans queues. Ils vivaient toujours au fond de la tanière qui crie. Juste là, dans la grande boîte, de l’autre côté de l’air dur comme la pierre. La grande boîte est cassée, maintenant. Vide et cassée. L’air dur s’est fêlé, le ciel de la tanière s’est écrasé. Mais les sans queues sont partis avant. Une horde de grands sans queues noirs les ont chassés. Beaucoup de bruit. Des éclairs jaunes et des éclairs bleus. Trop de bruit. Les yeux dorés ont dû partir. Quand ils sont revenus, la tanière ne criait plus. La tanière était vide.
LGdM : Hmm, hmm. Quand la tanière était en meilleur état, les petits et les grands sans queues se parlaient ? Ils passaient du temps ensemble ?
M. Salbète : Ombrage. Les petits et les grands sans queues étaient toujours séparés. Les petits sans queues ne quittaient jamais la grande boîte. Ils mangeaient dans la grande boîte. Ils jouaient dans la grande boîte. Ils dormaient dans la grande boîte. Sauf quand la grande sans queue, celle avec les yeux en fer, quittait la tanière. Le sans queue à la fourrure jaune allait chercher la petite sans queue dans la boîte pour la prendre avec lui. Il la touchait beaucoup. Ça lui faisait sortir de l’eau des yeux.
LGdM : Oui. Compris. Des gens… pardon. Est-ce que d’autres sans queues venaient près de la Tanière, pour voir ce qui passait dedans, ou pour parler aux deux grands sans queues ? À part les sans queues en noir. Ceux-là ne m’intéressent pas.
M. Salbète : Des petits sans queues sont venus jouer près de la Tanière une fois, mais le sans queue à la fourrure jaune les a appelés très fort, et ils sont partis très vite. Les grands sans queues évitent la tanière qui crie. Ils ont peur, je crois. Des yeux dorés ont déjà vu une meute énorme, guidée par des femelles sans queues toutes blanches, mais ils passent à côté sans regarder la tanière. Ils font trop de bruit, ils ne l’entendent pas crier.
LGdM : Soit. Revenons à la sans queue aux yeux de fer. Elle partait longtemps de la tanière ? Et le sans queue à la fourrure jaune, lui arrivait-il de s’en aller, lui aussi ?
M. Salbète : La sans queue aux yeux de fer ne quittait la tanière qu’après un étrange rituel. Elle touchait le sans queue à la fourrure jaune avec des griffes en métal, comme si elle voulait le manger. Elle l’appelait très fort, aussi. Le grand sans queue perdait beaucoup d’eau rouge. Lui aussi il appelait fort, mais il tombait et croisait les pattes sur le visage, sans bouger, et la grande sans queue continuait de lui faire des trous avec les serres de métal. Après, l’eau sortait des yeux de fer et la grande sans queue quittait la tanière très vite. Une autre fois, c’est le sans queue à la fourrure jaune qui est parti. Longtemps.
LGdM : Savez-vous combien de temps la grande sans queue s’absentait ?
M. Salbète : Ombrage. Les yeux dorés avaient le temps de faire cinq ou huit chasses avant que la femelle sans queue ne revienne.
LGdM : Me voilà bien avancé. Et en jours, ça nous fait… ? Hum ? Oh, excusez-moi. Laissez tomber. Continuons plutôt sur notre lancée. La sans queue aux yeux de fer, elle parlait avec les petits sans queues de temps à autre, peut-être ?
M. Salbète : Ombrage. La sans queue aux yeux de fer ne les approchait jamais. Elle n’entrait pas dans la grande boîte. Jamais, jamais. Le sans queue à la fourrure jaune déposait des offrandes dans un trou, quand la grande sans queue n’était pas dans la tanière. Les offrandes tombaient dans la grande boîte et les petits sans queues venaient les chercher pour les manger. La petite sans queue m’a fait goûter. Fade. Froid. Infect. Je n’ai pas aimé. Les yeux dorés préfèrent les fourrures fuyantes.
LGdM : C’est donc la petite sans queue qui vous nourrissait ?
M. Salbète : Drôle d’idée. Chez les sans queues, sont-ce les petits qui nourrissent les grands ? J’ai tenté d’apprendre à la petite sans queue l’art des yeux dorés pour faire d’elle une chasseuse. Orage. La petite sans queue est trop lente, trop maladroite. Même nos yeux clos sont plus vifs et fugaces. Mais elle était très habile pour manier les crocs de métal. Je ne boudais pas ses offrandes. Peut-être avais-je tort ? Les petits sans queue étaient faibles et avaient toujours faim, même leurs propres os leur perçaient la chair. Au retour de mes chasses, je leur apportais des fourrures fuyantes pour les nourrir. Bien peu pour eux, en vérité. Ils n’en faisaient qu’une bouchée. Les petits sans queues en voulaient toujours plus. Et partageaient de moins en moins.
LGdM : C’est là un geste qui vous honore, monsieur le chat. D’ailleurs, je me demande depuis tout à l’heure : pourquoi avez-vous tant de brûlures et de cloques sur votre pelage ?
M. Salbète : Orage. Le sans queue à la fourrure jaune n’aimait pas que je nourrisse les petits sans queues. Il jetait sur moi une eau qui me mordait la toison et faisait fondre la chair. Orage. Douleur inexprimable. Le sans queue à la fourrure jaune était dangereux et capable. Il rendait l’air si dur que mes griffes ne pouvaient pas même le fendre. Il invoquait l’autre moi dans la tanière, le même qui apparaît dans la grande étendue noire où les yeux dorés accourent quand ils ont soif. L’autre moi sait tous mes mouvements et ne se fatigue jamais, mais il ne fait que m’imiter. Je lui abandonnais les proies pour les petits sans queues parce que lui savait comment passer de l’autre côté de l’air qui ne casse pas, dans la Tanière qui crie. Il est des yeux dorés, comme moi. Impossible qu’il ne comprenne pas.
LGdM : Et le petit sans queue ? Vous ne m’en avez pas beaucoup parlé. Que savez-vous de lui, M. Salbète ?
M. Salbète : Le petit sans queue craignait les yeux dorés. Ombrage. Des traits rouges constellaient son visage, mais l’eau n’y coule plus depuis longtemps. L’un de ses yeux est tout noir, sa gueule est cassée. La marque des yeux dorés. Une marque de peur, une marque de haine, mais pas la mienne. D’autres yeux dorés lui ont fait ça.
LGdM : Oh, oh. Cette marque, elle…
M. Salbète : Mais les deux odeurs du petit sans queue imprègnent encore mon nez. L’eau jaune, piquante, âcre et acide. Comme celle des yeux dorés. L’eau blanche, aussi. Tiède et visqueuse, il en avait beaucoup dans la gueule. Surtout quand le grand sans queue le ramenait dans la boîte. Le petit sans queue devait être malade. Il crachait beaucoup d’eau blanche. L’eau blanche l’empoisonnait.
LGdM : Comment réagissait sa s… la petite sans queue, à cela ?
M. Salbète : La petite sans queue avait très peur de l’eau blanche dans le petit sans queue. Elle enlevait sa seconde peau pour le frotter avec. Il y avait beaucoup d’eau qui sortait de ses yeux. Pas blanche, celle-là. De l’eau vraie. De l’eau pure. Pas comme le petit sans queue. Ses yeux étaient toujours secs. L’eau en lui s’était tarie.
LGdM : Allez, allez, ça ira comme ça, je vous remercie. Quels sont les plus récents évènements dont vous vous souvenez, à propos de cette maison ? Pardon, de cette tanière ? Avant qu’elle ne tombe en ruine ? Avant les sans queues en noir ?
M. Salbète : Le grand sans queue veut-il parler du jour où la tanière s’est arrêtée de crier ? Ou quand le grand blanc s’est levé ?
LGdM : Eh bien, je ne sais pas… Racontez toujours. Les deux, je vous prie.
M. Salbète : Le grand sans queue veut-il parler de la sans queue aux yeux de fer qui a coupé le sans queue à la fourrure jaune ?
LGdM : Qui… quoi ?
M. Salbète : La petite sans queue n’était pas toujours dans la grande boîte. Parfois le sans queue à la fourrure jaune l’emmenait avec lui dans une boîte noire avec des voiles blancs. Les yeux de la tanière s’éteignaient alors. Puis elle se mettait à crier, à chaque fois.
LGdM : De quel genre de « cri » s’agissait-il, s’il vous plaît ?
M. Salbète : Un cri de sans queue. Il ressemblait à celui du sans queue à la fourrure jaune quand la sans queue aux yeux de fer le trouait avec les griffes en métal. Mais différent.
LGdM : Donc, vous ne pouvez pas l’identifier ? Vraiment pas ? Bon. D’ailleurs, comment faites-vous la différence entre les hommes et les… entre les sans queues mâles et les sans queues femelles ?
M. Salbète : Les sans queues femelles ont une toison plus longue que les sans queues mâles. Pas la même mélodie quand elles appellent. Autre odeur, aussi.
LGdM : C’est entendu. Continuez, je vous prie. La tanière qui ne crie plus, le grand blanc, et tout le reste.
M. Salbète : Après. Le grand blanc vient après. D’abord, la sans queue aux yeux de fer est entrée dans la boîte noire. Je n’ai vu que des ombres. Des peaux de sans queues pendues à un fil les cachaient de ma vue. La petite sans queue a quitté la tanière, mais elle n’avait plus sa seconde peau sur elle. Trop lente, sur ses deux pattes. Tombée deux fois. La petite sans queue a tenté de marcher comme les yeux dorés, mais la sans queue aux yeux de fer était plus rapide et l’a attrapée. Elle l’a ramenée dans la tanière et l’a touchée très fort, plusieurs fois. Puis elle a remis la petite sans queue dans la grande boîte.
LGdM : Et le gosse ? Le « petit sans queue », pardon. Qu’est-ce qui lui est arrivé ?
M. Salbète : La dernière fois que je l’ai rencontré, il avait peur de la petite sans queue. Il ne l’approchait pas, il restait loin d’elle, loin dans la grande boîte. Le petit sans queue appelait comme elle, pourtant. Même mélodie. L’air n’était plus dur et l’autre moi était parti, alors je suis entré dans la tanière pour chercher la fourrure fuyante. Mais le petit sans queue n’en avait pas et la petite sans queue ne bougeait pas. Elle était couchée, pliée par terre, comme pour dormir. Je l’ai reniflée pour chercher la fourrure, mais elle n’en avait pas. Orage. Beaucoup d’eau rouge lui sortait de la gueule et du nez et des yeux. Son goût était familier. La petite sans queue ressemblait aux grands yeux dorés qui m’ont élevé, il y a plus de cent chasses, quand une bête de métal les a broyés pendant qu’ils traversaient la grande voie. Orage. La petite sans queue était devenue une sans-souffle, comme eux.
LGdM : Mon Dieu. Oui, bien sûr. Compris. Pardonnez-moi si je ne suis pas dans mon assiette, monsieur le chat. Vous comprenez que ce qui s’est passé… juste là, dans cette maison, me laisse… Bref. Je vous avoue que…
M. Salbète : Le grand sans queue veut-il entrer dans la tanière ? Je peux l’accompagner, s’il a peur. La tanière ne crie plus, maintenant. Ce n’est plus qu’une tanière qui grince. Gare aux serpents d’épines qui possèdent les lieux, par contre. Ils s’accrochent à la toison et entrent dans la chair.
LGdM : Non, merci. Enfin, pas tout de suite. Finissons d’abord, je vous prie. Qu’avez-vous fait après avoir découvert la petite sans queue dans cet état ?
M. Salbète : Le grand blanc s’est levé. Il s’est levé au-dessus de la petite sans queue toute trempée d’eau rouge. Le grand blanc s’est dressé et a flotté dans la grande boîte. Il s’est penché sur le petit sans queue. Peut-être pour lui parler ? Mes oreilles sont affûtées mais n’ont rien entendu.
LGdM : Oh-là, monsieur le chat ! Pouvez-vous me décrire ce « grand blanc », s’il vous plaît ? Avec un maximum de détails ? Je ne suis pas sûr de comprendre.
M. Salbète : Une espèce de sans queue très grand et très pâle, sans yeux, sans nez et sans gueule. Aucune peau ni toison sur lui. Aucune odeur. Aucun bruit. Beaucoup de mouvement et de force. L’air s’est agité autour de lui. La tanière a tremblé. Ombrage. Le petit sans queue n’a pas réagi au grand blanc. Ne le voyait-il donc pas ? Le sans queue à la fourrure jaune et la sans queue aux yeux de fer rugissaient à côté. Bruits de métal. Bruits de trous. Bruits de chasse. Le petit sans queue baignait dans son eau jaune.
LGdM : Pauvre gosse. Au fait, excusez-moi d’être aussi pénible, mais je ne comprends toujours pas ce qu’est ce « grand blanc ».
M. Salbète : Peut-être le grand sans queue ne peut-il pas comprendre ? Le grand blanc était calme et puissant comme les titans qui murmurent, il flottait dans l’air comme les longues ailes, mais possédait de grandes pattes sans ailes et n’avait ni haut ni bas. Le grand blanc a touché le petit sans queue très doucement, comme le faisait sur moi la petite sans queue quand elle m’appelait pour manger ses offrandes. Mais le grand blanc n’est pas resté. Il est entré dans le flanc de la tanière et il s’est en allé. Les yeux dorés ne l’ont jamais revu.
LGdM : Hum. Voilà qui ne m’aide pas du tout. Et la sans queue aux yeux de fer est ensuite venue chercher le petit sans queue, c’est ça ?
M. Salbète : En vérité. La sans queue aux yeux de fer est entrée dans la grande boîte pour prendre avec elle le petit sans queue. Elle a fait vite, sans regarder ni parler à la petite sans queue par terre. La sans queue aux yeux de fer sentait la peur. Et la colère. Dans la boîte noire, beaucoup de chaleur et de cris. J’ai entendu chanter les serres de métal. Puis la sans queue aux yeux de fer est partie avec le petit sans queue en direction des titans qui murmurent. Quand je suis revenu, la tanière se faisait manger par le grand brûlant. Les brumes noires voulaient dévorer ma chair alors je suis parti. Imslva aux grandes ailes m’a dit que des sans queues en rouge ont vaincu le grand brûlant grâce à l’eau apprivoisée.
LGdM : Pas si vite ! Le sans queue à la fourrure jaune ne s’est pas enfui avec la sans queue aux yeux de fer et la petite, n’est-ce pas ? Où était-il ?
M. Salbète : Ombrage. Je ne sais pas. Les autres yeux dorés non plus. Imslva du grand vide, celui qui sait tout, ne me l’a pas raconté. Quand la grande sans queue et le petit sans queue ont quitté la tanière, elle criait encore, très fort. La tanière. Dans la boîte noire, il y avait une odeur d’eau rouge. Chaude. Chaude.
LGdM : Monsieur Salbète, y avait-il à tout hasard un autre « grand blanc » dans la chambre noire ?
M. Salbète : Ombrage. Le grand sans queue veut-il parler de la boîte noire ? Je n’y suis pas entré. Un petit brûlant commençait à éclore dedans. Mauvais. Dangereux. Il fallait partir.
LGdM : Dommage, je pensais que… Non, vous avez bien fait. Vous n’en seriez peut-être pas ressorti. On ne saura pas et c’est sans doute mieux ainsi. Mais les sans queues sont revenus dans la tanière plus tard, n’est-ce pas ?
M. Salbète : Les sans queues en noir sont revenus plusieurs fois. Une fois avec la sans queue aux yeux de fer, une autre fois avec le petit sans queue, sauf qu’il était devenu moins petit. Beaucoup de chasses se sont écoulées depuis. Les sans queues sont lents, mais changent si vite.
LGdM : Et vous, monsieur le chat, vous continuez pourtant de venir ici chaque soir pour déposer une souris ou un campagnol sous la fenêtre. Ne niez pas ! Des habitants du coin me l’ont dit. Comment cela se fait-il ? Les habitudes ont la vie dure ? Auriez-vous élu domicile dans la tanière qui ne crie plus ?
M. Salbète : Ombrage. Ma tanière est loin d’ici, à l’orée des titans qui murmurent. Plus tranquille. Moins de sans queues. Je dois veiller sur mes yeux clos. Ils sont encore fragiles et patauds. Beaucoup à apprendre. Je ne reviens ici plus que pour l’écouter, quand elle veut bien me parler.
LGdM : Quand « elle » veut bien vous parler ? C’est qui, « elle » ? Attendez. Ne me dites pas… « Elle » ? La petite sans queue ?
M. Salbète : Jamais. Plus revu la petite sans queue depuis que le grand brûlant l’a dévorée. Mais sa voix est restée. Elle continue d’appeler.
LGdM : Monsieur le chat… je vous appellerai ainsi, dorénavant, si ça vous convient. Parce que vous appeler « Salbète », franchement, ça me hérisse le poil. Monsieur le chat, disais-je donc. Si ce n’est pas trop vous demander… que raconte cette voix, que vous entendez ? Vous dites qu’elle vous appelle ?
M. Salbète : Merci. La voix appelle Merci. Un nom de sans queue ? Merci.
LGdM : Ha ! Je m’en doutais. En vérité, cette voix…
M. Salbète : Elle me dit qu’elle n’a plus besoin de fourrures fuyantes.
LGdM : Pardon ?
M. Salbète : La voix de la petite sans queue me dit que là où elle est, elle n’a plus besoin de fourrures fuyantes.
LGdM : Elle n’a plus besoin… de… fourrures… fuyantes…
M. Salbète : Et elle dit que deux yeux dorés la regardent depuis le grand bleu.
LGdM : Euh… Redites-moi ça ?
Note : À cet instant, M. Salbète a subitement perdu l’usage de la parole et s’est contenté d’émettre une succession de miaulements en réponse aux questions de notre journaliste. Pour cette raison, l’entretien a dû être interrompu.
Mise à jour : Selon des jeunes Ormeluniens coutumiers de l’allée Antoine Ciremin, un chat noir correspondant à la description de M. Salbète continuerait de se faufiler chaque soir dans la masure aux alentours de 19 heures. L’objet de ses visites n’est toujours pas connu à ce jour.