Lyon, Lille, Strasbourg, Rennes, Nancy… la liste des villes où il ne fait pas bon se laisser tenter par l’aventure d’un soir ne fait que grandir. Fêtards éméchés, promeneurs solitaires ou touristes de passage, ils sont de plus en plus nombreux à se dire sollicités dans des lieux publics pour des motifs inattendus, sinon très explicites. Et gare à ceux qui succombent ! Les victimes sont à mille lieues de deviner qu’elles se font les actrices d’un scénario aussi morbide que bien ficelé.
Avec 6000 nouvelles contaminations par an selon l’Institut Pasteur, le VIH et son corollaire, le Sida, défraient régulièrement l’actualité en France, alimentant nombre de hantises et de fantasmes. Sonia1Les prénoms ont été changés. le sait bien. Elle en a fait les frais. « J’ai eu la peur de ma vie », se rappelle l’étudiante en troisième année de droit à l’Université de Nantes. « Ça s’est passé tellement vite. Quand je m’en suis rendu compte, j’ai eu envie de vomir, je me suis sentie salie. J’ai cru que tout était fini. » Trois mois après les faits, le souvenir de cette nuit reste vivace. Si elle accepte aujourd’hui de témoigner, c’est autant pour faire part de sa stupeur que de sa colère. « Ces gens ne se rendent pas compte. Si c’était tombé sur quelqu’un de plus fragile, ça l’aurait achevé ».
Une soirée presque ordinaire
Jeudi 9 décembre, 18 h 10. Sonia, comme à son habitude, quitte l’université en compagnie de trois de ses amis pour aller boire un verre dans un bar proche. « Je le connais bien, c’est mon préféré. J’y vais depuis que j’ai emménagé à Nantes, il y a une bonne ambiance et ils font les meilleurs daïquiris de la ville », sourit-elle. Ce soir-là, Sonia s’apprête à défendre son titre au bière-pong, activité populaire dans les soirées étudiantes, mais n’exclut pas de faire quelques rencontres. « Ça fait trois ans que je suis célib’. On était restés en bons termes, avec mon ex’. Mais bon, ça n’a jamais recollé. Alors voilà, sans trop y croire, à chaque fois je me dis : « peut-être »… ».
Or, tout ne se passe pas comme prévu. Sonia essuie son premier revers au bière-pong. Puis un deuxième et un troisième encore. Grand et mince, arborant une veste en jean, un tatouage sur le front et un duvet roux sur le menton, le vainqueur ne retient pas tout de suite son attention. « Il parlait pas beaucoup, c’était le plus discret », se remémore Sonia. « Par contre, il avait une descente hallucinante. Quatorze verres en moins de deux heures ! Et même pas cuit à la fin. Les autres l’ont charrié là-dessus et moi aussi. C’est comme ça qu’on a fait connaissance. »
Le jeune homme, qui répond au nom de « Thomas », se présente comme un ancien étudiant de musique en année sabbatique, amateur de chats, de mojitos, du groupe de rock Queen – elle aussi – et coutumier des bars de la ville. Ni Sonia ni ses amis ne l’avaient déjà rencontré. Mais la conversation s’engage et très vite, les heures passent et le courant aussi. 22 heures. Sonia se voit proposer de « décaler » dans son appartement, « pas loin d’ici », où Thomas veut lui montrer sa collection de cuivres, faisant miroiter une démonstration de ses talents de saxophoniste. « En exclusivité », l’assure-t-elle. L’invitation est soudaine. Sonia hésite. Le jeune homme, comprenant sa réticence, lui propose alors de venir avec ses amis ou de remettre la visite à une prochaine fois. Finalement, Sonia donne son accord pour le suivre, seule.
« Il avait des tics de langage et cherchait sans cesse à se justifier, comme s’il allait faire quelque chose de grave ou d’interdit. »
En chemin, Sonia, surprise, constate que Thomas se départit peu à peu de sa timidité. Le musicien se révèle en fait volubile. « Il était toujours très courtois, très prévenant, mais il avait des tics de langage et cherchait sans cesse à se justifier, comme s’il allait faire quelque chose de grave ou d’interdit. Je repense aussi à cette « société des intangibles« ou « des intouchables« , qu’il a évoquée à plusieurs reprises. Apparemment, il en faisait partie et s’en est fait virer. Moi, j’ai pensé que c’était un groupe de musique ou le nom d’un festival. Il n’en gardait pas un bon souvenir, alors je l’ai pas trop questionné là-dessus. Il m’a aussi prévenue que ces gens recrutaient et qu’il fallait faire attention. »
Rien n’éveille cependant sa suspicion jusqu’à ce que Thomas la guide vers un immeuble vétuste, à vingt minutes de marche du bar. Les sacs poubelle éventrés dans le vestibule et les âcres relents d’urine annoncent la couleur. Ni la porte principale ni la porte de l’appartement, située au quatrième étage, ne sont d’ailleurs fermées. « On a croisé personne dans l’immeuble en montant. Il était plutôt sale, très délabré, un vrai taudis. Le papier peint se décollait des murs, il y avait des toiles d’araignées partout, des morceaux de plâtre se détachaient du plafond. On voyait des trous de souris, aussi. J’avais tenté de faire une blague sur les étages qui tombaient en ruine, mais ça ne lui a fait ni chaud ni froid. »
Le logement où Thomas la conduit est pourtant propre, spacieux et bien tenu. Un détail cependant détonne : tous les meubles, ornements et ustensiles du séjour s’amoncellent contre les cloisons, ne laissant la place qu’à un tabouret, un saxophone et un pupitre, soigneusement disposés au centre de la pièce. En face, un canapé molletonné. Au fond, un pan du mur est couvert d’une tapisserie orientale. La jeune femme n’a pas le temps de faire un commentaire : Thomas la prie déjà de s’asseoir pour la représentation.
« Je me suis sentie complètement partir. »
« Il y avait énormément de lampes, dans la pièce. Une dizaine à peu près. Il les a toutes allumées d’un coup avec un interrupteur, ça m’a éblouie. » Sonia perd ses repères. Avec les arpèges, des vapeurs lui montent à la tête. La jeune femme est en proie à un sentiment de plénitude, mais aussi d’anxiété et de manque. De la musique jouée par Thomas, il ne lui reste rien en mémoire. Sonia se souvient tour à tour avoir encouragé et applaudi l’artiste, jusqu’à lui demander brusquement de s’interrompre, prise de vertiges. « J’avais bu deux verres au bar, pas plus. Mais quand il s’est mis à jouer, je me suis sentie complètement partir, comme si j’avais vidé une bouteille de rouge. » Elle lui crie de s’arrêter, plusieurs fois. Il finit par s’exécuter. La jeune femme chancelle, tourmentée par un mélange d’émotions contradictoires. Le musicien accourt, présente ses excuses avec une contrition sincère, accusant sa « maladresse », de s’être « laissé emporter par sa passion ». Il « en a besoin », il « veut oublier ». Sonia se sent faible. Thomas lui propose de se reposer, chez lui.
« Évidemment, si j’avais pu choisir, ça se serait pas passé comme ça », nous avoue Sonia. L’aventure la trouble encore, elle n’ose mettre un mot sur cette manipulation spectaculaire. De cette nuit chez Thomas, il ne lui reste à l’esprit que des bribes ; une fenêtre ouverte, des draps emmêlés, une étreinte fugitive. « J’étais complètement à l’envers. Je savais plus trop ce que je faisais, si j’en avais envie ou pas. C’était un rêve mal foutu qui débordait sur la réalité. Ou peut-être le contraire. » Sonia se réveille le lendemain sur le canapé. De Thomas et de son instrument, il ne reste plus une trace. Confuse, l’étudiante s’habille, croit distinguer un message écrit à la main sur le mur opposé. À peine pose-t-elle un pied par terre que le contact avec un corps mou et visqueux lui arrache un cri.
« Bienvenue parmi nous, Sonia »
« Un rat. J’avais marché sur un rat mort. Il y en avait des dizaines, tous étalés sur le sol. On voyait même plus le parquet. Des gros, des petits, une marée de rats. Ça puait le sang, c’était immonde. » En état de choc, elle peine à saisir le sens du graffiti qui s’offre à ses yeux. « Moi, j’en étais pas encore là. J’en étais à la phase d’avant, en train de me demander ce qui s’était vraiment passé cette nuit, pourquoi j’étais pas rentrée chez moi. Qu’est-ce je fichais là, où était Thomas. Puis j’ai vu le message. Sur le coup, j’ai pas capté. Il m’a fallu au moins une minute pour comprendre ce qui était écrit. Je l’ai lu, je l’ai relu, je l’ai re-relu. Une hallucination. J’ai cru à une hallucination. » La phrase en question ? « Bienvenue parmi nous, Sonia » ponctuée d’un ruban écarlate.
Bouleversée, la jeune femme se précipite hors de l’immeuble en larmes. Elle appelle sa meilleure amie, lui explique tout. Celle-ci se propose de l’accompagner au CHU de Nantes pour un dépistage. Sonia est effondrée. « Mes pensées partaient dans tous les sens. J’avais le feu au ventre, une boule de colère et de honte m’étouffait. Ça correspondait pas à l’image que j’avais de moi-même. » L’attente sur les bancs de l’hôpital est pénible, mais l’accueil du personnel, chaleureux, la rassérène. Sonia expose à l’infirmière le moindre détail de sa rencontre avec Thomas, mais est interrompue par une attaque de panique. « J‘en avais fait qu’une seule dans ma vie, à cinq ou six ans, quand une voisine m’avait confié son chien pour une balade et qu’il s’était enfui. » La crise met une heure et demie à passer. Enfin, le prélèvement de sang est effectué. Après trois jours d’attente, Sonia reçoit les résultats. La nouvelle la cloue sur sa chaise. « Le test était négatif. C’était une mise en scène. »
Mais les surprises ne s’arrêtent pas là. Soucieuse de remettre la main sur le mystérieux musicien, l’étudiante en droit revient sur les lieux, accompagnée de son amie. Par chance, l’appartement est vide. Le sol, toujours tapissé de cadavres sanguinolents, est soumis à une inspection minutieuse. Il ne faut qu’une minute pour que le verdict tombe : les rats sont en fait des peluches imbibées de jus de tomate. Seul l’inquiétant graffiti sur le mur, dessiné à la bombe aérosol, semble authentique. Sonia relève la présence d’une poussière noire à moitié brûlée sur les ampoules de la pièce qu’elle prend pour de la moisissure. Prévenue des agissements de son locataire, la concierge tombe des nues : aucun « Thomas » n’habite l’immeuble, et l’appartement où s’est accomplie la macabre mise en scène est un logement vacant dont la clé n’a jamais quitté sa poche. Sonia, sur le conseil de son amie, dépose une main courante au commissariat.
« C’était trop facile. Ça allait vite. Beaucoup trop vite. »
Si les canulars relatifs aux maladies sexuellement transmissibles sont trop nombreux pour qu’une liste exhaustive soit établie, tous ne sont pas aussi élaborés. Maxime, apprenti pâtissier à Lyon, fut également victime d’un stratagème similaire en février dernier, alors qu’il traversait une mauvaise passe. « Y’avait une partie de moi qui voulait se foutre en l’air depuis un moment », confesse-t-il. « Onze boulots en six mois, quasiment pas d’amis, ma famille m’a lâché, jamais eu de copine. » Souffrant de la maladie de Crohn depuis l’adolescence, le jeune artisan enterre très tôt tout espoir de vie conjugale. Il boit, beaucoup. Une bouteille par jour, peut-être deux. Le week-end, c’est encore pire : il ne compte plus. Rien ne le prédestinait à rencontrer Julie.
Tout comme Sonia, Maxime est rapidement subjugué par la mystérieuse inconnue errant sur la place Bellecour. « Elle m’a abordé pendant que je rentrais du boulot pour la prendre en photo à côté de la statue. Elle voulait savoir une bonne adresse de restau, aussi. On a discuté un peu, on a vite sympathisé, et finalement on y est allés tous les deux. Bon, elle parlait bizarrement de temps à autre, avec un drôle d’accent, mais dans l’ensemble, elle était gentille, bon public, extravertie sur les bords. Plutôt tactile, aussi. » Le jeune pâtissier s’étonne bien de son comportement qu’il trouve trop accommodant, voire stéréotypé, mais ne fait rien remarquer de peur de rompre le charme. Pour le célibataire invétéré qu’il est, ce dîner aux chandelles est inespéré. Tout se déroule d’ailleurs sans accrocs. Il propose de payer, Julie insiste pour régler sa part. Résolu à ne pas laisser sa chance filer, Maxime propose à la jeune femme de la raccompagner. Elle accepte.
« D’un côté, je voulais y croire, de l’autre, j’avais des doutes. C’était trop facile. Ça allait vite. Beaucoup trop vite. » Julie s’intéresse de très près à la vie intime de l’apprenti pâtissier. Elle veut connaître ses passe-temps, ses fréquentations, sa situation familiale et professionnelle. Ses relations. « Quand je lui ai dit que j’étais vierge, elle s’est pas du tout foutue de moi. Tout le contraire. Elle a été très compréhensive. » Mais une fois arrivés chez elle, c’est l’imprévu : Julie prétend avoir égaré les clés de son domicile. Ils refont le chemin en sens inverse, scrutent le trottoir, retournent au restaurant, sans succès. Maxime propose de contacter un serrurier, la jeune inconnue décline la solution au prétexte d’antécédents désagréables. « Des gens étaient déjà venus pour réparer sa porte et lui avaient fait des avances, à ce qu’il paraît. Elle me parlait de trucs pas clairs : des « donneurs d’angoisse », des « sollicitations interdites. » C’était très, très bizarre. Une chose est sûre : elle pouvait pas encadrer les serrurier. »
La voyant indécise et embarrassée, pressé par l’heure tardive, Maxime offre de l’héberger pour la nuit. Elle répond positivement. Julie recouvre sa sérénité, se fait plus douce, plus câline. Rentrés chez lui, ils partagent un premier verre, et un second. Les deux jeunes gens s’émoustillent. Pour Maxime, c’est trop beau pour être vrai. Il continue de s’interroger sur la sincérité des sentiments de son interlocutrice, mais l’alcool et les questions déroutantes de l’inconnue n’aident pas à la réflexion. Sans doute vaut-il mieux la remettre à demain. La nuit qui s’ensuit est tiède et calme, propice à l’idylle. Le miracle s’accomplit. Maxime, heureux, croit rêver.
Or, tous les rêves ont une fin : il bondit du lit le lendemain en catastrophe, « avec presque deux heures de retard pour le boulot ». Et pour cause, son réveil n’a pas sonné. À côté de lui, les draps sont défaits. Il cherche Julie du regard mais ne la trouve nulle part. Il appelle : aucune réponse. L’appartement est silencieux. L’apprenti pâtissier éprouve un mélange de colère et de déception. Il s’en veut d’autant plus qu’il a oublié de réclamer le numéro de la belle inconnue. C’est en se dirigeant vers la salle de bain pour se rafraîchir le visage qu’il contemple, sans voix, une inscription au rouge à lèvres sur le miroir : « Bienvenue dans le monde du S.I.D.A., chéri ».
« En dix secondes, j’ai vu ma vie défiler. »
Selon la direction de la Police nationale, 637 plaintes ont été déposées en cinq ans pour des faits semblables sur le territoire français. Les villes de Toulouse, Nantes, Lille et Rennes sont particulièrement concernées, avec une recrudescence de cas à Strasbourg et Paris. Pour Thierry Monel, commissaire de police, ce sont de fausses coïncidences. « On peut difficilement accuser le hasard avec autant d’occurrences aux quatre coins de la France. À en juger par le nombre de personnes impliquées et les mises en scène assez soignées, on peut raisonnablement penser avoir affaire à des mystificateurs professionnels. Peut-être un réseau, un genre d’organisation. Le problème, c’est qu’on sait quasiment rien d’eux. Ils utilisent des pseudonymes, laissent peu d’empreintes et agissent là où les caméras sont absentes. Ces gens pourraient tout aussi bien ne pas exister, ce serait du pareil au même. »
Vis-à-vis de la loi, ces faux propagateurs du VIH ne risqueraient d’ailleurs pas grand-chose ; à l’exception de neuf d’entre elles2Clients réguliers de prostituées., aucune victime du subterfuge — toutes majeures et consentantes — n’a déclaré être contaminée par le virus à l’issue d’une relation avec l’un d’entre eux. C’est pourquoi peu de ressources sont mobilisées pour faire la lumière sur ces plaisanteries de très mauvais goût, bien que la piste de legit-crimes.▮, un site spécialisé dans le contournement de la loi qui fédère une communauté très active, soit actuellement privilégiée par les enquêteurs. Toutefois, si la manipulation se traduit par une belle frayeur pour la majorité des individus, d’autres ont signalé des dégradations notables de leurs conditions de vie.
Alexandra, doctorante en sciences politiques à Rennes, peut en témoigner. « Un peu âgé mais très avenant », son séducteur entretient avec elle une relation de trois jours qui se conclut par un rapport sexuel et la disparition pure et simple du bonimenteur. L’acte est signé par une boîte de chocolats en forme de cœur, soigneusement emballée et posée sur la table de chevet, à côté d’un billet : « Bienvenue au club S.I.D.A. ». L’étudiante accuse le coup. « Quand je venais d’entrer à la fac’, j’avais entendu parler de personnes séropositives qui en séduisaient d’autres sur des ponts ou dans des aéroports pour coucher avec elles et les contaminer volontairement. Et le matin au réveil, elles retrouvaient un mot comme celui-ci avec un rat ou une souris morte. Ça m’est revenu dans un flash. En dix secondes, j’ai vu ma vie défiler. »
Dans les semaines qui ont suivi sa mésaventure, Alexandra a développé une méfiance accrue envers les gens de la rue. Devenue allergique aux interactions avec des inconnus, elle n’ose plus accoster des passants pour demander l’heure ou son chemin, en particulier les hommes. Le simple fait de se voir adresser la parole la fait frémir. « Je sais que c’est ridicule, mais c’est plus fort que moi. Avant, j’avais aucun problème à répondre aux dragueurs, aux commentaires déplacés sur ma tenue ou mon physique. Maintenant, c’est impensable. » C’est ensuite sa santé qui en a pâti ; des troubles du sommeil ont contraint Alexandra à mettre son doctorat entre parenthèses. « Des fois, je me réveille en pleine nuit, et je sens un corps immobile à côté de moi dans le lit. Un corps très grand, très maigre, très froid. À chaque fois je panique, j’allume la lampe en catastrophe et je me rends compte qu’il n’y a rien. Ça fait un an que ça dure. J’en peux plus. »
Même son de cloche pour Johan, en troisième année de médecine, séduit entre deux cours par une soi-disant élève ukrainienne qu’il n’a jamais revue. « J’ose plus aller vers des gens que je connais pas. Il y a comme un blocage, à l’intérieur. Une angoisse qui m’étrangle, que j’arrive pas à expliquer. Rien que voir des gens s’embrasser, ça me donne la nausée. Les objets pointus, c’est pareil. Au cinéma, je me sens obligé de vérifier qu’il n’y a pas de seringues cachées dans le fauteuils et en boîte, j’ai peur de me faire piquer dans la foule. Ça me pourrit la vie. » Suivi par un psychologue, le jeune homme a désormais du mal à réprimer sa crainte des espaces clos – y compris sa propre chambre – et des femmes. Le cadeau laissé par sa mystificatrice ? Le SMS « Bravo mon gars ! Tu viens juste de choper le S.I.D.A :] » assorti d’une plaquette de somnifères.
« Il m’a dit qu’il était allergique au latex, ça m’a mis la puce à l’oreille. »
Pour quelques-uns, l’histoire connaît un plus heureux dénouement. Ainsi Cassandre, stagiaire bibliothécaire à la Sorbonne, fuit la relation au moment critique. « Il m’a dit qu’il était allergique au latex, ça m’a mis la puce à l’oreille. » Elle tire sa révérence et quitte aussitôt la chambre d’hôtel, mais son prince charmant ne fait pas mine de la retenir. Dimitri, serveur dans un bar, abandonne la conversation dès les premières minutes. « Sa façon de parler m’inspirait pas trop confiance. En plus, je suis déjà en couple », nous explique-t-il en riant.
Selon le sociologue Jacques Feuillée, spécialiste des rumeurs, canulars et légendes urbaines, le phénomène n’a rien de nouveau. « Le VIH a toujours été la bête noire de l’opinion publique. Il est contagieux, invisible, presque invincible et potentiellement mortel. On craint le VIH parce qu’on a peur de passer de l’autre côté du miroir. Peur d’être montré du doigt, d’être rejeté, peur d’être étiqueté « client de prostituée ». Enfin, il y a aussi la peur de se voir refuser une relation amoureuse et le plaisir sexuel à tout jamais. » Marie Bonnefoy, porte-parole de Sidaction, s’indigne de tels agissements. « Je trouve ça consternant qu’on cherche encore à stigmatiser et criminaliser les victimes du SIDA », déplore-t-elle. « Ça montre bien que la pathologie est finalement très méconnue. Avec le traitement adéquat, les malades peuvent retrouver une vie à peu près normale. Mais le meilleur moyen d’éviter une contamination, vous vous en doutez, c’est de se protéger. Aussi, prendre le temps de discuter avec son partenaire, sans tabous. Ce genre de problème, ça se confie pas facilement. Comme on dit chez nous : « apprendre à se connaître pour ne pas se compromettre ». »
Vers des lendemains difficiles ?
Reste à évaluer l’influence de ces « séducteurs de l’ombre » sur les rapports hommes-femmes. Gilles Taillerand, qui tient une chaîne Youtube sur les techniques de « drague de rue » depuis 2010 et comptabilise plus de 4 000 000 de vues sur ses vidéos, est pessimiste. « C’est de plus en plus dur », constate-t-il avec amertume. « En temps normal, les femmes se farcissent déjà des harceleurs et des relous à la pelle, mais avec des types qui traumatisent les gens comme ça, on se pose sérieusement la question de ce qui va se passer à l’avenir. Je connais pas mal de filles qui ne sortent plus que dans des boîtes réservées aux femmes à cause des embrouilles, du GHB, des agressions, tout ça. Et maintenant, faut ajouter des serial contaminateurs à la liste ? Sans déconner ? Même si c’est une blague, ce que font ces gens-là, ça n’a pas de nom. Ça me rend triste et ça me dégoûte. Excusez-moi du terme : c’est des cons. »
D’après des sources journalistiques régionales, des membres du bien-nommé « Club S.I.D.A. » seraient également à l’œuvre à Bruxelles ainsi qu’à Genève et Lausanne, bien qu’aucune estimation du nombre de victimes n’ait encore été rendue publique par les autorités belges et suisses. En attendant, des affiches mettant la population en garde contre des « activités de racolage et séduction inhabituelles » fleurissent désormais dans les mairies et commissariats.