L’Affaire des cannibales de Paris

Et de trois. Élise Ohana, l’étoile naissante du cinéma français, vient de disparaître à sa résidence de Cannes dans la nuit du 24 au 25 mai, laissant dans son sillage de maigres indices de mauvais présage. L’enquête préliminaire suggère un modus operandi identique à celui de l’enlèvement en 2021 de Guillaume Thierry, ténor du barreau de Paris et Franck Pasteur, homme d’affaire et nageur de haut niveau. Un vigile de 48 ans, suspecté d’avoir pris part au ravissement, a été mis en examen.

Prisonnier
Selon les autorités, le prévenu ne sera que le premier d’une très longue liste.

La Ville-Lumière plongée dans les ténèbres ? Loin des très ordinaires ventes à la sauvette et braquages de bijouteries, une série de faits divers suscitent une attention toute particulière chez les forces de l’ordre. Volatilisation de célébrités du monde des affaires et du spectacle, mise au jour d’enregistrements vidéo sanglants, exhumation de dépouilles méconnaissables, les faits n’ont d’ailleurs de « divers » que le nom. Alors que la discrétion recommandée par la municipalité pour ne pas enrayer les recherches touche à sa fin, Sainte-Ormelune fait officiellement le point sur « l’Affaire des Cannibales » qui menace d’ébranler la capitale.

La dernière plaidoirie du meilleur avocat de Paris

Le vendredi 2 avril 2021 à 17 h 31, Guillaume Alphonse Bernard Thierry, avocat réputé du barreau parisien, sort de la Cour d’Appel au 8, boulevard du Palais. Transpirant mais triomphant, l’homme de loi connu par ses confrères pour sa pugnacité et ses tirades théâtrales vient d’obtenir à 37 ans son 86e acquittement, celui d’Agnès Montaigne, jeune femme mise en accusation dans l’affaire du « Club S.I.D.A. ». Le prodige des prétoires ne paraît cependant pas savourer son succès. En effet, sa cliente, qui échange quelques mots avec lui au terme de l’audience, note qu’il est « tendu », « à cran », « l’air préoccupé ». Elle le quitte devant le Palais de justice et croit apercevoir l’avocat s’isoler derrière un mur pour, semble-t-il, « passer un coup de fil ». Vers 17 h 54, il s’engage en direction du Pont-Neuf où un témoin déclare l’avoir vu être arrêté à mi-chemin par un homme lui réclamant une cigarette. Plus loin, il entre dans une maroquinerie de luxe pour récupérer une commande, cadeau pour l’anniversaire de sa femme. Enfin, la caméra de sécurité d’une supérette le filme en train de marcher d’un pas pressé dans la rue des Bourdonnais à 18 h 26 dans le Ier arrondissement, s’interrompant à deux reprises pour regarder derrière lui. Aucune autre image de l’homme de loi ne sera enregistrée avant la découverte de son corps par les autorités.

Diplômé de l’Université de Sceaux, admirateur de l’avocat Dupond-Moretti dont il est devenu un proche collaborateur, Guillaume Thierry se connaissait des détracteurs à cause de sa verve piquante et ses innombrables différends avec la magistrature, dont il remettait volontiers en cause l’impartialité. Son ancien professeur de droit pénal et directeur de thèse, M. Savetin, mentionne un « élève aussi insolent qu’incroyablement doué ». Pour Mme Alizée Thierry, épouse de la victime et avocate spécialiste du droit du travail, son mari aimait « tester ses limites en défendant les causes impossibles ». Mme Tazi, juge d’instruction, qui a déjà eu affaire au pénaliste, le décrit comme « un homme direct et très franc », capable « d’enguirlander ses propres clients jusque dans le prétoire », mais qui « mettait tout son cœur et son art pour les défendre s’il les en jugeait dignes ». Épris de musique romantique, membre régulier d’un club de philatélie, cet érudit animait, entre autres, un blog consacré au soutien scolaire et à la vulgarisation du droit, désormais clôturé sur requête de sa famille. Personnage nuancé, rhétoricien émérite et contempteur du journalisme, nul ne lui devinait des ennemis. Et surtout pas aussi cruels.

L’alerte est donnée par sa compagne seulement quelques heures après la disparition. « On devait partir dans notre maison en Sologne, mais il avait une heure de retard. Je me suis tout de suite fait un sang d’encre, parce qu’il a toujours été quelqu’un de très ponctuel. En huit ans de vie commune, les fois où il est rentré en retard se comptent sur les doigts d’une main. » Gagnée par l’anxiété, elle essaye de l’appeler sur son portable à une vingtaine de reprises, mais se heurte au répondeur. Elle fait jouer ses relations, met tous ses contacts en alerte, refait de long en large l’itinéraire de son époux, se rend au Palais de Justice pour recueillir des renseignements, voyage même jusqu’à leur villégiature en croyant qu’il l’attend là-bas pour lui faire une surprise. Mais la résidence est vide. Sans nouvelles de lui, elle informe la police dans la soirée. « J’avais la voix qui tremblait, les mots ne venaient pas », se remémore-t-elle. « J’aurais jamais cru devoir déclarer un jour l’enlèvement de mon mari. » Les enquêteurs envisagent la piste d’une infidélité conjugale ayant mal tourné, mais l’abandonnent rapidement. Les témoignages manquent, les enregistrements aussi. En l’absence d’indices et d’explications plausibles, la disparition est classée « inquiétante » trois jours après le signalement.

« Je me suis dit que ce n’était pas possible, qu’on me mentait, que ce n’était pas mon mari. Mais au fond de moi, je savais que c’était lui. »

Pendant six mois, l’enquête patine : aucune nouvelle du jeune ténor de Paris. Dans son entourage, l’abattement supplante la peur. L’idée de la vengeance d’une famille endeuillée par un criminel dont il a obtenu l’acquittement fait son chemin. « Je dormais plus la nuit, je me mettais à soupçonner tout le monde, même ma propre famille », confesse Mme Thierry. « La vérité, c’est que dans ces cas-là, on devient parano. Moi, je passais mon temps à chercher un rival parmi ses collègues, une personne à qui il [Guillaume] aurait fait de l’ombre et qui aurait été capable de le « sortir » du barreau. En plus, il était l’un des favoris pour le poste de bâtonnier. » En menant son enquête, elle vole de surprise en surprise. « Les gens ont été très honnêtes avec moi. Certains n’ont pas hésité à me dire qu’ils s’entendaient mal avec Guillaume, voire qu’ils ne le supportaient pas. Mais j’ai reçu du soutien, beaucoup de soutiens. Il avait énormément d’amis. Des gens qui ne le portaient pas dans leur cœur l’admiraient malgré tout pour ses atouts d’orateur, son amour du métier. » En parallèle, elle nourrit aussi des soupçons envers son père et son frère, avec qui son époux a toujours entretenu des rapports houleux. « Ils sont un peu « rentre-dedans » et « grande gueule », comme lui. Les repas de famille se sont à chaque fois résumés à des grincements de dents et sourires forcés. J’appelais mes parents deux, trois, quatre fois par semaine pour faire des allusions, leur poser une question-piège, en espérant qu’ils avouent quelque chose, n’importe quoi, pourvu que ça m’aide à voir plus clair. Au final, j’ai juste réussi à me brouiller avec eux. »

Mais le 21 octobre à 7 h du matin, tout change. Alizée Thierry est invitée à se rendre au commissariat dans les plus brefs délais. Elle est si bouleversée qu’elle ne prend pas garde à la recommandation de son interlocuteur, qui lui déconseille de « manger avant de venir ». L’avocate garde son calme, se prépare au pire. Sur place, les fonctionnaires l’accueillent avec tiédeur, lui présentent un siège, détaillent les progrès de l’enquête. Les explications s’éternisent. Elle ne quitte pas des yeux le maigre dossier et l’enveloppe décachetée qui patientent sur le bureau. « Je connais les ficelles », assène Mme Thierry. « Ils essayaient de me ménager, de me préparer au choc. Un classique. Mais j’osais pas leur demander d’aller plus vite. J’osais pas. Dans ces cas-là, on a tellement peur de ce qu’on va entendre qu’on n’ose pas. On est tétanisé. On ne sait rien encore, mais la peur est déjà là. » Et tout à coup, les renseignements pleuvent : un duo d’explorateurs urbains égarés dans les Catacombes, des secouristes envoyés à leur recherche, une odeur de putréfaction inhabituelle dans un couloir de l’ossuaire. Les deux adolescents sont sauvés, une dépouille, nue et démembrée, est rapportée avec eux à la surface. Incapable de l’identifier, la police recourt à une reconstitution par ordinateur. On lui montre les photos. Elle ne comprend pas. « Je me suis dit que ce n’était pas possible, qu’on me mentait, que ce n’était pas mon mari. Mais au fond de moi… au fond de moi, je savais que c’était lui. »

Le chant du cygne d’un athlète olympique

La disparition de Franck Pasteur, quant à elle, n’est pas non plus passée inaperçue. L’ex publicitaire et vidéaste, co-fondateur de Merizon, marque de vêtements de sport, créateur de l’agence de coaching Virtuo So et nageur de haut niveau vivait seul dans sa résidence rue des Saints-Pères depuis sa rupture avec son compagnon en 2015. Hôte de somptueuses festivités au grand désespoir des habitants, l’affluence à son domicile1 Une centaine de noctambules le visitaient chaque semaine, selon ses voisins. lui vaut une certaine renommée ainsi que maints déboires avec la police. Son retour au célibat met un terme à ces extravagances : les plaintes pour tapage nocturne s’estompent et la rue du IIe arrondissement trouve enfin la quiétude. Le Monde, dans un article de 2017, croque l’entrepreneur en homme sobre, assagi, un « hercule des temps moderne, débauché repenti » qui « compte bien troquer son amour des garçons contre celui des poissons ». Mais quand le nom de Pasteur défraie une nouvelle fois la chronique en juillet 2021, c’est pour de plus sinistres raisons : Jacco Verhaeren, son entraîneur personnel, et la Société Générale — dont il était débiteur à la hauteur de 7 000 000€ — signalent sa disparition. En pénétrant son domicile, la police est confrontée à un véritable chaos : une penderie sens dessus dessous, des tiroirs renversés, des tableaux manquants, des porcelaines brisées, des traces de lutte et même des taches de sang. Celles-ci seront ultérieurement attribuées à un conflit ayant éclaté entre bandes rivales venues piller la résidence.

De 2015 à 2020, Pasteur est pourtant un voisin modèle. Ses compagnons de palier saluent un homme « charismatique », « affectueux », « un géant solitaire, très discret sur sa vie privée ». Il rentre de ses entraînements tard, mais toujours sur la pointe des pieds. De famille et d’amis, on ne lui en connaît point. Trois fois médaillé d’argent et deux fois décoré d’or au championnat d’Europe, l’athlète mène une belle carrière. Elle manque de basculer en mars 2021 quand un véhicule s’arrête au bas de l’immeuble. C’est un lundi, tard dans la nuit. Trois officiers de la brigade anti-criminalité en descendent, montent à l’étage et s’acharnent sur l’entrée du domicile de Pasteur à coup de bélier. Mais la porte, blindée, leur résiste. Le tapage est tel qu’il tire du lit presque tous les habitants. Les gens sortent, s’inquiètent, s’énervent. Pris sur le fait, les trois hommes se replient et le véhicule repart en trombe. Franck Pasteur, ulcéré, porte plainte dès le lendemain contre la BAC pour la dégradation de sa serrure et des gonds de la porte. Or, d’après la direction de la police, aucune opération n’était en cours dans le secteur. La publication d’un enregistrement amateur sur Twitter, témoignant de l’évènement, décide à leur tour les forces de l’ordre à porter plainte contre X pour usurpation de fonction. Second fait troublant : la présence, avant et après l’incident, d’un homme et d’une femme au domicile de Pasteur, « impeccables, très chics, bien habillés » selon la concierge. Ils ressembleraient à des Témoins de Jéhovah. Or, ceux-là ne viendront jamais sonner à la porte de ses voisins.

Si la disparition du sportif pressenti pour les Jeux Olympiques de 2024 est une certitude, la date et le mobile de sa volatilisation demeurent inconnus. Les policiers sont partagés entre la thèse du ravissement et celle de la fuite. « On communique pas tous les détails de l’enquête pour des raisons évidentes, mais on sait qu’il a changé d’opérateur et de numéro trois fois en deux ans, qu’il a acheté un billet d’avion pour le Brésil, jamais utilisé soit dit en passant, et qu’il a aussi transféré tous ses avoirs sur son compte courant », nous apprend un officier à l’Hôtel de Police. « Le problème, c’est le nombre très élevé de visites à son domicile avant la disparition. Il y a sans doute des gens qui se sont introduits chez lui pour faire de la reconnaissance, peut-être même à l’époque où il organisait des fêtes. En plus, c’était open bar : n’importe qui dans la rue pouvait venir, certains SDF étaient même des habitués. Pour vous donner une idée, on a relevé 227 ADN différents dans son logement. Oui, oui. Vous avez bien entendu : deux cent vingt-sept. Bonne chance pour isoler celui des suspects », conclut-il dans une grimace résignée. Les sociétés Merizon et Virtuo So, déjà en cessation de paiement, ont finalement été placées en liquidation judiciaire.

La piste des cannibales

L’affaire, dont les progrès se limitent à deux interpellations classées sans suite, connaît un rebondissement le 17 novembre 2021 au matin, quand une enveloppe anonyme est envoyée au Figaro. À l’intérieur, une série de courriels imprimés ainsi qu’une clé USB contenant un unique enregistrement vidéo intitulé « Rapsodie en rouge.mp4 ». Une signature est apposée au verso, « M. W. ». La rédaction du journal parisien étudie avec soin les documents, mais renonce à visionner le film jusqu’au bout tant il est « abject » et « immonde ». Incertain de la conduite à suivre en raison de sa crudité et du risque d’alerter les personnes incriminées, le Figaro choisit de transmettre le colis à la direction centrale de la Police judiciaire dans le plus grand secret. Les courriels, dont le contenu demeure en partie classifié par les autorités, sont un échange obscur entre deux individus non identifiés : l’un emprunte le nom de « Titania », le second celui de « Tamino ». Les mots employés sont plus déroutants les uns que les autres : on évoque ici des « fantômes au balcon », là un « entracte jauni », ou encore une « baignoire glissante et vide ». Un labeur acharné permet aux enquêteurs de restituer peu à peu le sens de la communication en mettant à nu les expressions sibyllines. Ainsi « l’orchestre » désigne l’opinion publique, les « trompettes » sont les journaux, les « barytons » la police, « l’intermède » signifie un devoir de discrétion, les « coulisses » sont le quartier général des ravisseurs. Où est-il, d’ailleurs ? On l’ignore encore, les courriels n’en font nulle part mention. Quant au « requiem » ? Ravissement ou assassinat, les doutes subsistent.

Si l’exercice de décryptage est plaisant, l’analyse de la vidéo est au contraire une douloureuse épreuve pour les fonctionnaires. Rémi Gendre, employé au SCRT, y revient à contrecœur. « C’est à la fois ce qui me fait tenir bon et ce qui me donne envie de lâcher le métier. Quand l’humanité descend aussi bas, à part réparer les pots cassés, on n’est plus sûr que la police soit bonne à quoi que ce soit. C’était répugnant. Il appelait au secours, ce pauvre gars. Ces malades étaient en train de lui ouvrir le ventre, et lui, il appelait sa mère. Ils lui arrachaient des morceaux d’intestin, à la fourchette, au couteau. Ses bras, ses jambes, tout épluchés, on voyait tous les muscles, les tendons. Ils le coupaient comme un lapin, en enlevant la peau et les os. Des malades. Première fois de ma vie que je vois quelqu’un se faire… ben, se faire bouffer. Vivant. Croyez-moi ou non, sa mère, il l’a pas appelée longtemps. » Notre informateur s’accorde une pause. Sa voix faiblit. « Vers la moitié de la vidéo, on entendait plus rien. On a cru qu’il n’y avait plus de son. Mais en faisant un gros plan sur la scène, on s’est rendu compte que les cordes vocales étaient cramées. » Nous insistons pour recueillir davantage de renseignements. Notre curiosité est malvenue. « Allez, ça suffit. Je suis pas là pour faire dans la surenchère du gore. Qu’est-ce que vous voulez que je vous dise, exactement ? Que des types qui font des choses pareilles et se planquent en plus derrière des masques sont les rebuts de l’humanité ? Ce que j’ai vu, sur cette vidéo, ça dépasse les mots. Il n’y a rien à ajouter. Mais vous en faites pas. On va trouver ces tarés et on va les écrouer. »

Si Sainte-Ormelune n’a pas accès aux courriels ni à l’enregistrement, les autorités confirment avoir identifié Franck Pasteur, vraisemblablement drogué, tandis qu’il était ligoté sur une table, entouré de couverts et d’une dizaine de convives masqués2Bien qu’aucun d’eux ne prenne la parole, des mouvements et bruits hors-champ laissent supposer que tous les cannibales ne sont pas filmés.. Son agonie dure dix-neuf minutes et quarante-quatre secondes, avant que l’aorte — à cause d’une probable maladresse d’un des meurtriers — ne soit percée, précipitant le décès. À l’heure actuelle, le corps de l’homme d’affaires n’a toujours pas été retrouvé.

L’adieu prématuré d’une légende en devenir

Après Guillaume Thierry et Franck Pasteur, aucune autre victime de l’inquiétant collectif n’est recensée par les services de sécurité. Mais la disparition d’Élise Ohana, génie de l’improvisation franco-israëlienne, pourrait bien signifier son grand retour. Tour à tour mousse, femme de chambre, aventurière, ange, prostituée, dryade, chauffeuse de taxi et fée, le talent précoce de la jeune actrice fait l’unanimité des critiques. Lancée par une version revisitée du Songe d’une nuit d’État de Shakespeare au Théâtre National Populaire de Villeurbanne en 2010 à l’âge de 14 ans, l’enfant grandit sous les ovations : Théâtre Nouvelle Génération à Lyon, la Comédie de Reims, La Criée de Marseille, Olympia à Tours, l’Union à Limoges jusqu’au Théâtre de Paris, Ohana laisse partout les foules béates et admiratives. Elle annonce lors d’un entretien de presse aux Inrockuptibles en 2020 son intérêt pour le cinéma. On se dispute pour lui proposer une place. Elle signe un contrat avec le studio de Bry pour le tournage du film De l’autre côté du ciel, une fiction historique sur la Seconde Guerre mondiale, prévue pour juin 2024. Brusquement amputé de sa vedette, le projet est désormais au point mort.

« C’est un coup dur. Un coup dur pour son entourage, mais aussi pour le monde de la culture », témoigne Jean-Yves Foch, l’un des réalisateurs. « On connaissait sa passion pour l’Histoire et la science-fiction, le scénariste a pensé à elle du début à la fin en rédigeant le script. Le rôle l’a tout de suite enthousiasmée, il était vraiment taillé pour elle. Et là, avec cette affaire d’enlèvement, on sait plus trop quoi faire. On se retrouve le bec dans l’eau. Dieu sait que ça nous ferait mal de la remplacer alors que le film devait la lancer au box-office international. C’est triste. On pense attendre encore deux mois, puis on fera le point. » Alix Raignand, producteur, ose croire en un heureux dénouement. « On reste optimiste, parce qu’on a pas le choix. Quand elle a débarqué ici, elle a pris le temps de rencontrer toute l’équipe, de sympathiser avec tout le monde. C’est une super gamine. On peut pas la laisser tomber. Je suis l’enquête de près, j’appelle chaque semaine pour avoir des nouvelles. Voilà. C’est dur, mais on s’accroche. ». Lidya Maüs, qui incarne Maria, l’un des deux antagonistes de l’œuvre, est stupéfaite. « Franchement, il y avait rien dans son caractère qui aurait pu laisser entendre qu’elle avait des ennuis. Gaie, enjouée, plein d’idées, Élise, c’est une chouette fille. Elle m’a fait beaucoup rire parce qu’elle a un côté un peu chipie, comme moi. Plutôt minutieuse, très exigeante, surtout pour les dialogues. On a dû réécrire son personnage une dizaine de fois au bas mot, il y avait toujours un détail, un mot, un geste qu’elle voulait changer. En temps normal, Fred [le scénariste] est pas super conciliant, surtout avec les nouveaux. Il est très fier de ses histoires, il les change pas comme ça. J’ai déjà bossé avec lui sur six tournages et c’est la première fois qu’il accepte aussi bien les critiques. Ça se voit qu’il lui fait confiance. De toute façon, Élise a un don pour sentir les personnages. Elle a lu et compris Stanislavski à douze ans. Enfant prodige, je sais pas, mais précoce, ça c’est sûr. »

« Elle s’est battue comme un beau diable, mais elle était pas à la hauteur. »

La jeune comédienne, dont de rares photographes ont surpris les apparitions au Festival de Cannes, s’était isolée dans son appartement de la Côte d’Azur pour travailler son prochain rôle. « Je lui ai passé un coup de fil pour savoir comment elle allait », témoigne son père, effondré. « Elle répond rarement. Je sais que ça l’agace, parce qu’elle a besoin d’être seule pour se mettre dans la peau de son personnage. Quand les répétitions approchent, la famille passe un peu au second plan, avec elle. C’est le stress. Enfin, le trac. Mais moi, j’ai besoin de savoir comment elle va, ma fille. C’est plus fort que moi, je m’inquiète trop facilement. Alors quand je l’ai appelée, elle a pas répondu, mais je m’y attendais, donc ça m’a pas trop affolé. J’ai réessayé le lendemain, deux fois, pas de réponse non plus. Le jour d’après, j’ai fait au moins cinq tentatives puis j’ai appelé directement la prod’ et je suis tombé sur le directeur. Il m’a dit qu’elle n’était pas venue au Festival et qu’ils n’arrivaient pas à la joindre. On a appelé la police, ma femme était dans un état… Elle a appelé la régie des transports de Cannes, la mairie, TF1, France 2, la famille, les voisins. Vous la connaissez pas. Elle était prête à arpenter les rues pour coller des avis de recherche dans toute la ville. Moi, j’essaie d’être fort pour l’instant, mais bientôt, je vais craquer aussi. La fin du monde, c’est ça. C’est quand votre enfant disparaît. Le reste, à côté… Vous ne mangez pas, vous ne dormez plus. C’est fini, ça. Là, en ce moment, au fond de moi, j’ai la haine. J’ai la haine, mais j’ai peur aussi. Notre fille a grandi trop vite, elle a pas eu le temps d’être adolescente. Elle a déjà été mal dans sa peau, mais elle aurait jamais fugué ni fait une connerie. Elle aime trop la vie. Elle l’aime trop… »

Malheureusement, la scène du crime laisse planer sur l’affaire de sombres espoirs. Sur le carrelage de la cuisine, des mèches de cheveux et des gouttelettes de sang dont l’ADN coïncide avec celui prélevé sur un couteau de boucher dans l’évier, nettoyé à la hâte. Pour les enquêteurs, deux individus seraient entrés par effraction au domicile de la jeune comédienne entre 19 h 30 et 20 h, tandis qu’elle préparait son dîner. Sous l’effet de la surprise ou d’une probable menace, elle se serait emparée de l’arme blanche pour intimider les intrus, puis aurait frappé l’un d’eux avec pour se défendre, provoquant une gerbe de sang. « On parle de deux hommes adultes, qui la dominaient en taille et en muscle. Elle s’est battue comme un beau diable, mais clairement, elle était pas à la hauteur », nous fait savoir Jérôme Marches, coordinateur de l’enquête. « Rien n’a été dérangé dans l’appartement, le repas attendait depuis trois jours sur la table, aucun objet de valeur n’a été volé. Là, on peut pas se leurrer, c’est pour elle et elle seule qu’ils sont venus. En prime, on a un témoin qui a reconnu Mlle Ohana dans la rue, au pied de son immeuble, portée par deux bonhommes. Panoplie chirurgicale complète, avec gants, calots et masques. La gamine était dans les vapes, couchée sur un brancard. Ils l’ont installée dans une camionnette maquillée en ambulance, et ils ont filé. Voilà. Ces types-là ont clairement pas froid aux yeux. »

Un club de prédateurs ?

Grâce à un simple test ADN, le sang récolté dans l’appartement d’Élise Ohana a parlé. Mieux, il porte un nom : celui de Fernand Lupez, un homme de 48 ans d’origine hispanique, domicilié au XXe arrondissement de Paris, refusé deux fois au concours de police et de gendarmerie nationale. Employé par une société de sécurité, il a notamment travaillé en tant que vigile chez Dior, Louis Vuitton, Giorgio Armani, les Galeries Lafayette et diverses boutiques de luxe. Le suspect, surpris dans son sommeil, n’a opposé aucune résistance aux forces de l’ordre. Les vêtements et parures de la jeune femme ont été retrouvés dans un meuble de son logement, aux côtés de traités de psychologie sociale et de gastronomie, de romans noirs, médicaments antalgiques et une brochure du Parti des Ombres. En outre, la fouille de son ordinateur a permis aux enquêteurs d’extraire plusieurs documents rédigés dans le même langage crypté que les courriels contenus dans la clé USB de « M. W », l’indicateur anonyme de l’affaire Pasteur. Une petite victoire. Mais Jérôme Marches se veut humble. « D’accord, dans l’ensemble, c’est pas mal. On a trouvé des photos et des papiers intéressants chez le monsieur, même s’il y a encore des trucs pas clairs. Son ordinateur est peu bavard alors on va faire parler le portable. Paraît que le sieur Lupez aurait effacé un beau paquet de preuves avec un logiciel bizarre qu’on a jamais vu avant. Les gars du labo sont formels ; les infos qu’il contenait sont foutues. Heureusement qu’il l’a pas mis sur son téléphone, ça va nous sauver la mise. Malgré tout, ça reste une bonne pêche. On a mis la main sur le suspect et les preuves pour l’inculpation en l’espace de huit heures, mais si c’est un réseau qui est à l’œuvre, c’est clairement pas suffisant. On en sait trop peu. En plus, faut qu’on se magne, puisque les compères vont jouer les filles de l’air s’ils voient pas leur camarade pointer au dîner. »

Ses collègues approuvent lugubrement : aucune réjouissance en perspective. L’interrogatoire préalable du suspect ne s’est pas révélé probant : Fernand Lupez, désormais en garde à vue, se refuse à toute déclaration depuis son arrestation. Examiné par un médecin, son comportement intrigue. « Il balance souvent la tête de droite à gauche en sifflotant », nous explique-t-on à l’Hôtel de Police. « On lui a demandé de se calmer, mais c’est comme s’il nous entend pas ou qu’il a aucun contrôle là-dessus. Il nous a fait une belle frousse, en plus, le gaillard. Au début dans sa cellule, il est resté prostré, la tête entre les mains. Une vraie statue de cire. On s’est douté de rien. Et pendant qu’on était dans le bureau pour plier la paperasse, on a entendu un de ces vacarmes. « Boum ! », « boum ! », « boum ! ». Le stagiaire est parti voir, M. Lupez était en train de se taper la tête par terre. Et il faisait pas semblant hein ! Cinq minutes de plus et on était bons pour nettoyer la cervelle à la serpillère. » Par mesure de précaution, l’ancien vigile est déplacé dans une cellule capitonnée. L’un des policiers chargés de l’escorter, mélomane, croit reconnaître l’air fredonné par Fernand Lupez. La mélodie en effet lui évoque fortement la Sérénade pour cordes composée par l’artiste russe Piotr Ilitch Tchaïkovski en 1880. Quand nous mentionnons ce détail aux familles des victimes, l’épouse du ténor de Paris, Alizée Thierry, en perd la voix. « La Sérénade pour cordes ? C’est la musique préférée de Guillaume… »

Affaire à suivre.

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