Collectionner des livres pour ne jamais les ouvrir. C’est la drôle de lubie qui s’est emparée de Caïn Nahem, octogénaire respectable de la rue des Ormes de Sainte-Ormelune, possesseur de plus de 24 000 ouvrages qui, à l’heure où vous lisez ces lignes, dorment toujours, inviolés, sur les étagères de sa bibliothèque d’ébène. Récit d’une passion inexplicable dont s’éprend d’ores et déjà la science.
Ses voisins pensaient connaître jusqu’à la plus intime de ses habitudes. Ils avaient tort. Ces dernières années, Caïn Nahem, docteur en sciences sociales, ancien titulaire de la chaire d’anthropologie de l’Université de Sainte-Ormelune et doyen de la paisible rue des Ormes, n’a cessé de les ébahir. Tout commence par des cartons. Quelques-uns d’abord, plusieurs dizaines ensuite, des centaines enfin, dont l’amoncellement sur le pas de la porte dans un péristyle précaire amuse les passants chaque matin. Puis il y en a des milliers. Étouffant la pelouse, les paquets se mettent à éclipser la façade de la maison, à investir les trottoirs, concurrencer les poubelles, déborder sur la route, tutoyer les lampadaires et tout à coup, les immenses colonnes en pâte à papier et ruban adhésif n’amusent plus personne. D’ailleurs, qui se cache derrière ces tonnes de cartons ? Et que contiennent-ils ? Comment de si lourds colis peuvent-ils conquérir l’allée publique chaque nuit dans le plus parfait silence ?
L’hypothèse de l’emménagement d’un nouvel habitant dans le pavillon ne fait pas feu longtemps : seul un vieillard vigoureux est à l’œuvre au milieu de la forêt de cartons : Caïn Nahem. Armé d’une échelle et de la patience invincible que louent encore ses anciens étudiants, il démonte les empilements grotesques et menaçants pour emporter chaque colis à son domicile, le visage grimaçant et le dos courbé. Sa voisine, Mme Dupin, 57 ans, ne le lui pardonne pas. « Ce n’est pas faute de lui avoir proposé de l’aide, parce qu’on est venus avec mon mari, figurez-vous. On est venus cinq fois ! Mais il n’a rien voulu entendre. Alors oui, il sait qu’il n’est plus tout jeune et il fait attention, mais bon sang, quelle mule ! Et pardonnez-moi, mais quel idiot. Faire des acrobaties à 81 ans et à trois mètres de haut, ce n’est vraiment pas sérieux. Il suffit qu’un paquet se renverse pour que toute la colonne lui tombe dessus et l’écrase. Ah non, mais quelle mule ! Quand il s’y met, lui, je vous jure qu’il n’a pas son pareil… »
L’ancien professeur, amateur de champignons, de bonne chère et d’antiquités, n’a pas pour coutume de vivre reclus chez lui, préférant déambuler au milieu des vide-greniers et des marchés aux puces. Louis, brocanteur de longue date, ne manque jamais de le saluer. « M. Nahem ? Lui, c’est un peu la star, par ici. Il n’achète jamais rien, mais il s’intéresse à tout, il fait semblant de chiner. Je crois qu’il était prof’, dans le temps ? Il adore nous demander l’histoire des articles qu’on vend. Pour lui, c’est un jeu, une façon de nous tester. Et si on la connaît pas, ou pas assez bien, alors là… C’est très simple, il installe sa chaise dépliante et il nous la raconte. Et bien, hein ! L’époque, les matériaux, le style, la dynastie, il est aussi incollable sur les porcelaines Qing que les broderies écossaises. La drouille, les moutons à cinq pattes, il connaît tout, tout, tout. Un puits de science, ce type. J’ai réussi à le mettre en échec qu’une seule fois, avec un retable argentin du XVIIe siècle. Allez pas lui répéter, mais chez nous, les brocanteurs, c’est le pari qu’on essaie tous de relever. Pour l’instant, je suis le seul qui ait réussi à le bloquer. M. Nahem, on dirait qu’il a réponse à tout. »
Un voisin fantasque
Pour Mme Dupin et son époux, qui fréquentent le retraité depuis trente-trois ans, son érudition ne fait aucun doute. « Il a un rapport très spécial avec les livres. Il en a des milliers. Ils ont une emprise très forte sur lui. Sans trop entrer dans les détails, il a l’impression que son cerveau se met à « pourrir » lorsqu’il ne lit plus pendant trop longtemps. Alors il dévore les livres. Romans noirs, traité de philosophie, dictionnaires grecs, littérature expérimentale, il n’a peur de rien. Et contrairement à ce qu’on peut croire, lire comme il fait, ce n’est pas quelque chose de sain. C’est une compulsion. Et je sais de quoi je parle, je suis infirmière. » La manie s’invite à table, où le retraité ne prend jamais place sans un livre à la main qu’il feuillette à chaque bouchée, sitôt que la conversation accuse un creux. Le couple, résigné, ne s’en offense plus depuis belle lurette. « Il y a systématiquement un livre entre lui et nous », déplore Mme Dupin. « On l’invite à dîner chaque mois parce qu’on l’aime bien, mais aussi parce qu’on se fait du souci pour lui. Derrière sa culture et ses manières, il y a quelqu’un qui souffre. Mais qui souffre avec le sourire. »
L’affection du couple pour l’anthropologue n’est pas au goût des Garnier, ses autres voisins, dont la passion immodérée de M. Nahem pour les livres est le dernier reproche qu’ils s’imaginent lui adresser. « Il nous a invités une fois à manger chez lui. C’était il y a deux ans, quand on est arrivés ici », se remémore Mme Garnier. « Plus jamais ça. » Leur hôte, qui se veut prévenant et courtois, tente d’animer le repas en multipliant les anecdotes sur sa carrière d’enseignant et les frasques de ses élèves, mais son humour ne fait pas mouche. L’échange est fade, presque morne. Tout se complique lorsque M. Garnier, après les digestifs, saisit distraitement un livre dans la vaste bibliothèque de l’érudit sans son autorisation. M. Nahem devient méconnaissable. « Il m’a sauté dessus. Littéralement. Pour lui, en effleurant ce bouquin, j’avais commis un crime », se souvient M. Garnier. Son épouse s’en émeut encore. « Il était fou, mais fou ! Il criait qu’on pouvait pas, qu’on avait pas le droit, que ces livres-là ne devaient jamais être ouverts, qu’on allait ruiner sa vie ou je ne sais quoi. » La soirée s’achève dans un calme glacial, les invités et l’hôte se séparent sans un au-revoir. Désireux de se faire pardonner son attitude, M. Nahem les convie une nouvelle fois à sa table le surlendemain. Les Garnier n’y donneront jamais suite.
« J’aime voir cela comme l’un des symptômes de notre société actuelle : le refus catégorique de la normalité. »
Sans surprise, l’apparition soudaine de montagnes de carton « inratables et immondes » dans le jardin de leur voisin, dont l’une d’elles s’effondre et fracasse leur clôture, est l’affront de trop. Peu enclins à confronter une nouvelle fois M. Nahem, M. et Mme Garnier envisagent la voie légale. Ils en sont dissuadés par Mme Dupin, qui se propose de faire l’intermédiaire entre les deux parties. Elle obtient de l’anthropologue qu’il débarrasse sa pelouse des disgracieux édifices en pâte à papier, mais se désole d’apprendre que les colis contiennent des milliers de livres. « Cette addiction aux bouquins, ça va mal tourner », nous certifie-t-elle. « On croit rêver. Il m’a dit qu’il en avait commandé plus de 9000 pour compléter sa bibliothèque. Attendez, attendez ! Vous savez le meilleur ? Il m’a promis que cette fois, il n’en lirait aucun. C’est mot pour mot ce qu’il m’a raconté. » L’ancien conférencier, qui en dépit de son âge décline toute proposition d’aide, met un mois pour rentrer les cartons à son domicile, soit plus de temps qu’il n’en faut aux enfants du quartier pour échafauder leurs propres théories.
Pour Hugo, 11 ans, il y a anguille sous roche. « Tout le monde raconte que les paquets contiennent des livres, mais dans ce cas, j’aimerais qu’on m’explique pourquoi il y en a qui remuent quand je passe à côté en rentrant de l’école. On entend du bruit dedans, des espèces de froissements et de sifflements. Un genre de souffle, aussi, comme une respiration. Il y a même une pile de six ou sept mètres qui s’est effondrée avant-hier parce que le carton à la base s’est mis à bouger, et ensuite il y a quelque chose de très gros et très long qui en est sorti et qui s’est enfui. J’ai deux copains qui me l’ont raconté, mais ils ont pas réussi à voir ce que c’était. » Araignées venimeuses, serpents exotiques, talismans ensorcelés voire ossements volés aux résidents du cimetière municipal, les hypothèses vont bon train. M. Nahem se prend au jeu. Il choisit de garder le secret, ravi des rumeurs dont ses cartons font l’objet. « Les gens n’auront jamais fini de m’épater ! » nous avoue-t-il, tout sourire. « J’aime voir cela comme l’un des symptômes de notre société actuelle : le refus catégorique de la normalité. D’accord, je suis un vieux bonhomme un peu excentrique, des colis poussent dans mon jardin la nuit. Mais il ne peut pas s’agir de simples livres. Eh non ! Ce serait trop commun, trop évident. Ben oui ! Comment souder le voisinage sans des rumeurs croustillantes ? Le fondement de toute civilisation, c’est la confidence. Le plus fascinant, c’est que dans cette histoire, il n’y a pas que les enfants qui me soupçonnent d’être un trafiquant d’espèces protégées ou un pilleur de tombes. Ils sont juste les seuls à le dire à voix haute. »
« Ses trente-cinq ans de carrière, ses diplômes, sa renommée internationale, ses conférences à New-York et Hong-Kong, pouf, volatilisés. »
À l’automne dernier, un différend invraisemblable émaille la monotonie de la rue des Ormes. Alors que M. Sapient, l’employé de la Poste traverse prudemment le jardin de l’anthropologue pour lui remettre un colis, le maître des lieux ouvre la porte, furibond, et lui arrache le paquet des mains avec violence. « Il a cru que j’avais pris l’un des cartons qui s’entassaient sur sa pelouse pour le lui apporter. Il était si énervé que je pouvais pas en placer une. J’ai dû attendre qu’il m’engueule pendant cinq minutes avant de lui faire comprendre que j’étais venu pour une livraison. » Le facteur est d’autant plus touché par le quiproquo que M. Nahem et lui se connaissent depuis plus de vingt ans. « Je veux bien qu’on ait des problèmes de mémoire à son âge, mais de là à m’oublier du jour au lendemain, admettez qu’il y a un gouffre. Il m’invitait à prendre le café chez lui tous les jeudis matin ! Et depuis, c’est fini. C’est comme si on se connaissait plus. Voilà. Dans sa tête, je suis redevenu le vieux bonhomme pas commode qui glissait les lettres de remerciement de ses étudiants dans sa boîte aux lettres aux débuts des années 2000. »
L’amnésie de son ami est une triste certitude pour Mme Dupin, mais elle ne veut pas entendre parler de démence ou d’Alzheimer. Pour elle, tout indique l’influence d’un autre facteur, plus brutal et dangereux. Elle s’en rend compte un soir, alors que M. Nahem se rend à son domicile pour donner un cours particulier à son fils, élève à l’université de Sainte-Ormelune. Faisant fi des œuvres de Durkheim, Mauss et Lévi-Strauss alignées sur la table devant lui, le vieux professeur donne à l’étudiant en sciences sociales un cours de… mycologie. Mme Dubois essaie d’en rire. « Quand je l’ai entendu parler depuis la cuisine de la différence entre les girolles et les pleurotes, j’ai pensé qu’il lui racontait l’une de ses excursions en forêt. Mais ça durait, ça durait longtemps, alors je suis allée les voir dans le salon. Et devinez quoi ? Caïn avait préparé un cours sur les champignons. Il avait apporté des livres, des images, même un film, sur les champignons. Mon fils a tenté de lui rappeler pourquoi il était là, il lui a montré ses livres, présenté son cours, mais rien à faire. C’était comme s’il lui parlait hébreu. On a dû tout arrêter, et un de ses amis qui est passé le voir nous a dit plus tard que le niveau de Caïn en anthropologie ne dépassait pas celui d’un licencié. Lui, le titulaire d’un double doctorat ! Même pas le niveau d’un licencié. Ses trente-cinq ans de carrière, ses diplômes, sa renommée internationale, ses conférences à New-York et Hong-Kong, pouf, volatilisés. »
Suspectant une maladie grave, Mme Dupin pousse son voisin à prendre rendez-vous avec un neurologue, ce que M. Nahem refuse, s’estimant en bonne santé. Or, sa santé mentale a dès lors suivi le cours d’une lente — et inexorable ? — altération.
L’homme qui craignait la culture
24 576. C’est le nombre d’ouvrages dont l’ancien professeur revendique la possession. M. Nahem les divise en deux catégories : ceux qu’il a « fait l’erreur de lire » et « ceux qu’il ne lira pas ». Il donnerait n’importe quoi pour oublier le contenu des premiers et s’enorgueillit de méconnaître jusqu’au titre des seconds. « Ma fierté, c’est de savoir que j’ignore », nous déclare-t-il, philosophe. « Les gens ont cette habitude curieuse de vouloir accumuler les livres pour les lire une, deux fois, puis les abandonnent dans les rayons poussiéreux de leur bibliothèque jusqu’à ce qu’ils finissent à la brocante du quartier, entre les faïences et les horloges de grand-mère. Moi, c’est différent. Ces livres-là ne me seront jamais inutiles, parce que je ne les ouvrirai pas. Vous comprenez ? Tous ces livres qui sont là, sur ces étagères, sont un rappel constant de l’étendue de mon ignorance. Ils sont tout le savoir du monde en puissance. Si je me laissais guider par la tentation et que je pillais avidement leur contenu, alors je leur ôterais toute raison d’exister. » Perplexes, nous lui demandons de se justifier. Rejeter ainsi la connaissance n’est-il pas un paradoxe pour un savant tel que lui ? M. Nahem nous écoute, puis rétorque avec bonhomie : « Soyons honnêtes. J’ai lu toute ma vie, et je n’ai pas moins d’interrogations à mon âge que j’en avais à huit ans. La vérité, c’est que plus vous lisez, plus vous vous rendez compte à quel point vous êtes ignorant. Et le paradoxe, comme vous dites, c’est que la lecture entretient justement cette ignorance qu’elle est supposée résoudre. J’ai pris une bonne résolution. Les livres m’ont trop longtemps possédé. Maintenant, c’est à mon tour. »
Pour pallier son addiction aux livres, M. Nahem choisit de continuer à les tutoyer, mais se garde bien de les mettre à sa portée. Ainsi est née son « antibibliothèque » — un terme emprunté au mathématicien américano-libanais Nassim Nicholas Taleb — prouesse d’architecture consistant en une succession de quatre pièces dont le sol, les murs et le plafond sont aménagés en rayons peuplés de livres, tous prisonniers d’une paroi de verre blindée et cadenassée. « Ainsi, je ne pourrai jamais les toucher », se réjouit-il. « Ni moi, ni personne d’autre. » Adieu la véranda, le séjour lumineux et les chambres d’invités ! Les anciens quartiers de vie sont désormais des lieux exigus et obscurs qu’éclairent ponctuellement des ampoules grésillantes. Nulle place en effet pour des fenêtres dans l’antibibliothèque. Seuls les milliers de reliures aux titres indéchiffrables, écrasées les unes contre les autres, occupent chaque centimètre cube d’espace disponible.
M. Nahem nous propose une visite, mais nous l’écourtons au bout de quatre minutes, victimes d’un vertige et d’une nausée foudroyante. « Traitez-moi de parano, mais j’ai l’impression que ces bouquins vous bouffent, moralement et mentalement, quand vous restez trop longtemps là-dedans », confesse l’ébéniste embauché par M. Nahem pour la réalisation de l’ouvrage. « Je sais que c’est du solide, c’est moi qui l’ai fait. Mais quand je suis revenu pour inspecter les rayons, j’ai pris peur. Ils étaient tous pleins à craquer de livres partout, partout, en haut, au-dessus de votre tête, à droite, à gauche, en bas, sous vos pieds, partout. Il n’y a pas de lumière là-bas, c’est très oppressant. J’avais l’impression que tout allait s’effondrer sur moi et m’écraser à tout moment, comme un château de cartes. Sauf que, évidemment, ça ne tombait jamais. C’est ça, le plus terrifiant. » Ses inquiétudes n’émeuvent pas le maître des lieux, qui nous confie son intention d’ « antibibliothéquiser » le vestibule, la cave, le grenier… et la cuisine de son foyer.
Chroniques d’un naufrage intellectuel
Naguère un fin gastronome connu pour ravir les papilles de ses invités en accommodant le lactaire à la truffe au retour de ses cueillettes en forêt, M. Nahem ne jure désormais plus que par les livraisons à domicile et les surgelés. « Eh bien oui, j’ai perdu le coup de main. Et alors ? On ne peut pas tout faire soi-même indéfiniment », s’agace-t-il en ouvrant des haricots en conserve. « L’avantage de commander, c’est qu’on peut faire des rencontres, proposer au livreur un café et lui faire la conversation. Je le connais bien maintenant, il s’appelle Denis, c’est un brave garçon. Il m’aide à retrouver mes lunettes à chaque fois que je les égare. Très gourmand en pourboires, d’accord, mais un brave garçon quand même. »
De ce fait, les professionnels au domicile du retraité se succèdent : plombiers, ramoneurs, kinésithérapeutes, gendarmes et même pompiers. « Il ne s’écoule pas une semaine sans qu’il y ait un accident là-bas [chez M. Nahem] » nous explique un ambulancier. « D’abord, il y a les classiques. Par exemple, quand il oublie de couper l’eau du robinet à l’étage qui finit par inonder le rez-de-chaussée, quand il fait des haricots à l’étouffée et enfume sa maison ou qu’il branche sa cafetière et fait sauter les plombs du quartier. Puis il y a les perles, les accidents pas banals, comme la semaine dernière, où il a appelé la police parce que le facteur vient mettre du courrier dans sa boîte aux lettres sans son autorisation, et hier, quand il a frappé un gars avec un ventilateur parce qu’il a touché un livre chez lui. Sinon, un collègue m’a raconté qu’il passait son temps à congédier le livreur de pizza en oubliant de le payer. Ce genre de choses, chez lui, c’est devenu pathologique. »
Aussi, lorsque l’hôpital de Sainte-Ormelune reçoit vers 23 heures, par une chaude nuit d’été, un énième appel pour requérir ses services au domicile de l’ancien anthropologue, la standardiste roule des yeux, ose un brin d’humour. Mais son interlocutrice, visiblement agitée, n’hésite pas à menacer de porter plainte contre l’établissement pour mise en danger de la vie d’autrui si les secours venaient à tarder. Elle se présente sous le nom de Clarisse Nahem, se dit être la sœur du vieil homme de la rue des Ormes et déclare que son frère est dans l’incapacité de se nourrir. Au terme d’un bref échange, une ambulance est dépêchée sur les lieux. Une femme âgée y attend les professionnels et les guide vers le vieil académicien, suffocant, cloué sur une chaise de la cuisine, empoignant sa gorge à pleines mains. « Peux pas… peux pas… » l’entend-on gémir, trempé de sueur, en hoquetant. Une manœuvre de Heimlich met le retraité hors de danger, mais des examens successifs les convainquent de la nécessité d’examens cliniques. Mme Nahem, en larmes, tente de faire comprendre aux médecins comment son frère a perdu l’usage de ses mains ainsi que de la déglutition, provoquant ainsi son étouffement. Pour étayer ses dires, elle brandit un assortiment de livres aux pages blanches et immaculées… ou presque.
« C’est quelqu’un de très fier, il n’ose jamais appeler à l’aide quand ça ne va pas. Pas même sa propre famille », regrette Mme Nahem. « Alors quand il m’a demandé de venir parce qu’il ne n’arrivait plus à manger, j’ai compris qu’il se passait quelque chose de grave. » En inspectant son domicile, la sexagénaire se rend compte de la détresse de son frère, dont l’utilisation maladroite de l’équipement domestique, des casseroles jusqu’aux toilettes, révèle une régression mentale aussi subite qu’inexplicable. L’antibibliothèque, en particulier, attire son attention. Subtilisant la clé de l’une des étagères, elle consulte un premier ouvrage, un second, un troisième. Une dizaine de livres plus tard, elle se rend à l’évidence. Tous sont vides… à l’exception d’un inventaire rédigé à l’encre, dans les dernières pages, au style très académique.
« Ce sont des informations très précises sur des sujets hyper spécifiques, comme le fonctionnement des hémisphères du cerveau ou les articulations des doigts, mais toujours corrélés à des normes sociales et psychologiques », nous explique-t-elle en nous montrant l’une des monographies, pages ouvertes. « Par exemple, ici, on a une liste schématisée de la déformation des cordes vocales et de la langue quand elles articulent les règles de courtoisie élémentaire, comme « bonjour » ou « merci ». Et là, un vrai petit mode d’emploi pour réussir ses crises de somnambulisme. Juste ici, le nombre de secondes pendant lequel on peut dévisager une personne sans risque de l’importuner… C’est à la fois tellement ridicule et si… terrifiant. Pourquoi écrire de telles choses dans un livre ? Et pourquoi l’écrire en commençant par la fin ? Ce n’est pas le genre de Caïn. En plus, ce n’est même pas son écriture… ». Pour elle, une enquête s’impose.
Mettant à profit l’hospitalisation de son frère, Mme Nahem reproduit son mode de vie, cherchant patiemment sous le lit, sur les murs et dans les poubelles le responsable de l’état de son frère. Une série de poèmes, découverts dans son bureau, où l’ancien conférencier fait l’éloge de la moisissure sur soixante-et-onze pages, « gardienne des trésors inviolés », l’intrigue mais ne l’inquiète pas encore. Prise d’une intuition, elle retourne consulter un large échantillon des ouvrages entreposés dans les quatre pièces obscures de l’antibibliothèque. Une dizaine de ligne à l’encre noire, figurant en haut de l’antépénultième page de chacun d’eux, l’interpellent. Le passage en question traite notamment de l’utilité de la salive et du rôle du pharynx, de l’œsophage et de l’estomac lors du processus de… digestion.
Une amnésie contagieuse ?
Mais les surprises vont encore plus loin. Mme Nahem, au bout de trois nuits passées au domicile de son frère, développe à son tour des symptômes similaires. « J’ai dû réfléchir dix minutes pour tenter de faire fonctionner un grille-pain », témoigne-t-elle, consternée. « J’ai cherché la notice, je ne l’ai pas trouvée, alors j’ai abandonné. Pourtant, c’est tout bête. Je ne suis pas encore gâteuse, je savais m’en servir jusque-là. C’est à la portée d’un bambin ! Mais moi, du jour au lendemain, eh ben, je n’en étais plus capable. » Dans la salle de bain, nouveau dilemme. Est-ce l’interrupteur bleu ou rouge qui commande l’eau froide ? Mme Nahem se brûle une fois pour choisir le bon. Enfin, tandis qu’elle se rend à l’hôpital pour se rendre au chevet de l’ancien anthropologue, une passante l’arrête et lui fait remarquer que la moitié des lumières de son logement sont restées allumées. Ne comprenant pas ce qu’on lui reproche, Mme Nahem doit se le faire expliquer. Trois fois. « Ça m’a fait un choc. Terrible. Je sentais qu’il manquait quelque chose en moi, qu’on m’avait aspiré ma mémoire… Une part de mon autonomie s’était envolée. J’ai repensé à ce que m’a raconté Caïn, à l’état de sa cuisine, de sa salle de bain et des toilettes, et à ces livres dans la bibliothèque qu’il a fait installer en bas, ces livres qui savent ce que lui ne sait plus. J’y suis retournée pour feuilleter le premier qui m’est tombé sous la main, puis j’ai vérifié dans un autre, et un autre encore. Dedans, il y avait deux nouveaux paragraphes sur l’utilisation des grille-pains et des robinets. J’ai pas réfléchi, j’ai tout laissé tomber. Et je suis partie de la maison en courant. »
Mis au fait de sa découverte, les médecins veillant sur la santé de l’octogénaire ne s’accordent pas sur le diagnostic. L’intelligence de l’érudit demeure en partie intacte, mais sa culture générale ainsi que les gestes de la vie quotidienne, comme l’entretien du corps et l’ingestion des aliments, lui sont inaccessibles sans intervention extérieure. Gilles Saclait, psychiatre, est circonspect. « Sa situation, c’est une première pour nous. M. Nahem ne souffre pas de simples amnésies, mais de lésions irréversibles à sa mémoire procédurale, sensorielle et sémantique. Si vous préférez, il n’a pas seulement oublié comment se nourrir. Il a aussi oublié la définition du mot « nourriture » ainsi que l’apparence et l’odeur de n’importe quel aliment, et il lui est formellement impossible de réapprendre ce qu’est la nourriture. C’est comme si une partie de son intellect avait été confisquée. »
Mme Nahem n’en démord pas. Elle insiste pour montrer au personnel le contenu de quelques livres rapportés de l’antibibliothèque, théorisant une corrélation entre la disparition des connaissances du vieil enseignant et l’apparition de lignes manuscrites sur les pages blanches. « On a l’habitude de gérer des évènements qui nous dépassent, alors on a préparé une batterie de tests », relate M. Saclait. « On a posé un de ces livres de l’autre côté du mur de sa chambre et on a laissé passer trois jours. Puis on a réessayé avec deux et trois exemplaires à une distance variable. L’idée, c’était de relever l’information la plus fraîchement annotée dans le livre puis d’interroger M. Nahem dessus pour constater un éventuel lien de causalité. » Or, les tests ne se révèlent pas concluants : au bout d’une semaine, aucun des livres ne s’est rempli spontanément. La possibilité de renouveler l’expérience au domicile du conférencier se heurte quant à elle à l’opposition virulente de Mme Nahem. « C’est cette maudite bibliothèque qui lui a pourri le cerveau, c’est la réalité. Cet endroit est malsain, même son créateur et Mme Dupin l’ont dit. Si je ne l’ai pas encore brûlée, c’est bien par respect pour lui », affirme-t-elle froidement.
Le cas de l’ancien anthropologue s’ébruite dans les couloirs jusqu’à parvenir aux oreilles de M. Karl Magner, le directeur de l’hôpital, qui se passionne pour l’affaire. Il prie la sœur de son patient de lui prêter les livres ramenés avec elle pour examen. Ce qu’il trouve à l’intérieur des pages le sidère. « Un trésor, oui, mais un trésor scientifique. Un véritable manuel d’utilisation du corps humain dont aucun mot, aucune lettre n’est laissé au hasard. Voyez cet extrait sur l’absorption d’oxygène en situation de stress. Le nom des muscles mobilisés lors de l’effort, le nombre optimal d’inspirations et d’expirations, la circonférence maximale de l’ouverture de la bouche, la quantité idéale d’azote et d’oxygène indispensable à la relaxation… Du jamais vu ! Ces quelques lignes mettent en relief le fait qu’il n’existe pas que deux ou trois façons de respirer, mais toute une infinité. Au moins une par personne. Et surtout, comment nous pouvons la contrôler. Celle décrite ici paraît contre-intuitive… Trop saccadée, trop irrégulière. 16 000 ? Beaucoup de litres d’air inhalés… Un sportif s’effondrerait au bout de cent mètres en respirant ainsi. Mais peut-être est-ce grâce à cet automatisme que notre patient a réalisé de meilleures performances intellectuelles que d’autres depuis son enfance. Après tout, notre civilisation ne n’est jamais intéressée à l’art de bien respirer, de bien déféquer ou de bien avaler. Tous ces réflexes acquis par des millénaires de pratique, nous ne les avons jamais questionnés. Et maintenant, grâce à ces livres, tout cela peut changer. À condition, bien sûr, de les laisser parler… »
À l’heure actuelle, M. Caïn Nahem, devenu grabataire, est placé sous assistance respiratoire et alimenté par perfusion à l’hôpital de Sainte-Ormelune. Mme Clarisse Nahem a fait savoir qu’elle s’opposerait à tout projet d’expansion de l’antibibliothèque située dans la résidence de son frère. Elle a de surcroît réclamé auprès du tribunal la mise sous tutelle de l’ancien anthropologue, dont elle se propose de gouverner les actes à l’avenir.